Qu’elles le veuillent ou non, toutes les écoles de la Communauté française travaillent désormais par contrat d’objectifs. L’opération a ses détracteurs, la charge administrative est importante, mais elle a le mérite d’avoir mis les équipes en réflexion sur leur projet pédagogique.

Al’Institut Notre-Dame d’Anderlecht, dans le quartier historique de Cureghem, l’équipe éducative entame la quatrième année de son plan de pilotage, devenu contrat d’objectifs. Comme l’ensemble des établissements de la Fédération Wallonie-Bruxelles, l’école a six ans pour atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés. Ici, il est question de renforcer le bien-être des élèves, tendre vers une école zéro déchet et améliorer les compétences en français. Tout un programme que la directrice, capitaine du navire, doit conduire à bon port, emportant avec elle tous ses matelots. « On a voulu consolider le travail collaboratif entre les enseignants. Ça a donné des petits coups de fouet, mais ça a pris tellement de temps que certains ont lâché », regrette Christine Toumpsin, directrice des sections maternelles et primaires. En 2018, l’école faisait partie des 800 premières à surfer sur la vague des plans de pilotage. Pendant un an, un travail titanesque devra être réalisé, allant de l’examen des forces et faiblesses de l’école à la définition d’actions à mettre en œuvre pour tendre vers l’excellence.

Voilà quelques mois, l’école a reçu la visite du délégué au contrat d’objectifs (DCO), mandaté par l’administration, pour une évaluation intermédiaire. Un état des lieux sur ce que l’école a pu mettre en place et les résultats qu’elle a déjà pu (ou non) atteindre. « C’était très positif », souligne la directrice. « En trois ans, on a notamment créé des valisettes pédagogiques pour le français, remis à jour notre ludothèque. Les premiers résultats se font ressentir. » Ce qui inquiète Christine Toumpsin, c’est la diminution des heures de français langue d’apprentissage (FLA), visant à renforcer la connaissance et la maîtrise de la langue au profit du co-enseignement. « J’avais une centaine de périodes FLA au début du projet, et maintenant je n’ai plus rien. En trois ans, j’ai perdu trois équivalents temps plein. Je peux entendre qu’il s’agit d’une question financière mais, derrière, les enfants sont les grands perdants. »

L’impression, parfois, de devoir faire plus… avec moins. Et une charge administrative toujours plus importante. « Ça rajoute des réunions aux réunions », sourit Anthony Spiegeler, directeur de l’école secondaire Nespa à Genappe qui a contractualisé son contrat d’objectif en janvier dernier (vague III, donc). A côté de la direction, une cellule de cinq enseignants est chargée de la gestion du plan de pilotage, en dehors des heures de cours. « Nous devons sans cesse revenir vers les équipes éducatives, consulter, prendre l’avis et expliquer nos choix. Tout ça n’est pas facilité par l’outil numérique mis au point par l’administration, qui nous oblige à encoder toutes les étapes. Par son côté peu intuitif, l’outil ajoute du travail administratif. A part ça, tout le monde est d’accord pour dire que cet examen introspectif porté sur l’école est très positif. »

Au moment de débuter cette nouvelle rentrée scolaire, 96 % des écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles disposent désormais d’un contrat d’objectifs. « C’est une bonne chose », estime l’administration de l’Enseignement. « Le dernier tiers d’écoles sont entrés dans le processus l’hiver passé. Parmi elles, quelques-unes ne sont pas parvenues jusqu’à la signature du contrat et sont donc en “suivi rapproché”. Les difficultés peuvent être liées à une direction absente de longue durée, des efforts à faire pour parvenir à du travail collaboratif, une vision divergente entre les acteurs… » S’il est prévu que toutes les écoles aboutissent à la fin 2023, la concrétisation des plans de pilotage a parfois eu lieu dans la douleur. Avec deux écueils : la charge administrative et la difficulté, dans certains établissements, à fédérer toute l’école autour d’un projet commun.
Gare à l’implosion

Ces dernières années, les directeurs du fondamental ont vu les réformes s’enchaîner : rythmes scolaires, nouveaux référentiels, parcours culturel et artistique, gratuité, accompagnement personnalisé, et surtout les plans de pilotage. En première ligne avec l’avancée du tronc commun (des maternelles à la troisième secondaire), leur aide administrative a triplé avec le Pacte d’excellence, sans atteindre l’encadrement reçu par leurs collègues des secondaires, et encore moins de l’enseignement supérieur. « Les chefs d’établissement ont gagné du galon avec les plans de pilotage », soutien Vincent Dupriez, professeur en sciences de l’éducation (UCLouvain). « On en a fait des managers pédagogiques, ce qui a un certain sens, mais il faut leur donner des moyens. »
D’après une enquête commandée par le Secrétariat général de l’enseignement catholique (Segec) au bureau d’études Sonecom, et dont Le Soir a pu prendre connaissance, les directeurs du fondamental (maternelles et primaires) sont particulièrement démunis face à l’ampleur du travail à mener. Plus de 80 % des directions rapportent ne pas recevoir d’aide suffisante, voire pas d’aide du tout dans la gestion du personnel, des élèves ou encore la gestion informatique. Ce taux avoisine les 50 % dans l’enseignement secondaire. A noter que sur les 1.369 directions d’écoles de l’enseignement catholique, 674 ont répondu à l’enquête.

Mobiliser le collectif

Du côté des enseignants, « il y a ceux qui sont motivés, il y a le ventre mou et ceux qui grognent, comme partout », témoigne Martine De Keukeleire, historienne et référente pour les plans de pilotage. « Par moments, on ressent le manque de moyens qui est assorti au plan. Le climat est parfois tendu et il n’est pas toujours simple d’organiser la collaboration qui est demandée. Car l’enjeu des plans de pilotage est bien là : transformer le métier d’enseignant en pratique collective. » Difficile de mobiliser tout le monde quand un objectif peut se faire au détriment d’un autre. « Notre école vise l’amélioration des résultats en mathématiques », pointe Anthony Spiegeler. « Quand je dois dire aux profs de langue qu’on ne va pas dédoubler leurs heures cette année au profit des maths, ils ne sont pas super contents, ce que je peux comprendre. »

Toujours selon l’enquête du Segec, environ 50 % des directeurs, tous niveaux confondus, souhaitent être mieux formés à l’accompagnement d’équipe, aux ressources humaines et à la gestion du changement. Près de 50 % des directions trouvent qu’il est difficile d’insuffler du changement et d’évaluer l’avancée d’objectifs à atteindre. Pourtant, ils sont respectivement 61 et 69 % à estimer qu’il est « plutôt aisé » voire « très aisé » de motiver, mobiliser les équipes et de promouvoir le travail collaboratif. « Les directions soutiennent le travail collaboratif et les plans de pilotage, mais le changement ne se fait pas en un claquement de doigts », analyse Etienne Michel, le patron du Segec. « Il y a des réticences, il y a des freins culturels qu’il faut dépasser. Il ne faut pas en permanence venir perturber le jeu avec des exigences additionnelles qui n’étaient pas prévues au départ. On a besoin, pour qu’une institution soit gérable, de prévisibilité dans le temps. »
Malgré les difficultés, chaque réseau d’enseignement, confessionnel ou non, réaffirme son soutien à la réforme tout en mettant en garde le gouvernement actuel et le prochain de la soutenabilité dans le temps. « J’ai toujours considéré que c’était une réforme positive », appuie Sébastien Schetgen, patron du CPEONS (l’enseignement secondaire des communes et provinces). « Ce n’est pas une mesure one shot, mais un outil qui doit rentrer dans les mentalités. Avec la quantité de travail que cela génère, il y a évidemment un risque de burn-out et de rejet. Les plans de pilotage sont une charge de travail supplémentaire et, oui, on doit trouver un moyen de revaloriser ce travail. Il ne faudrait pas que les enseignants rejettent l’outil alors qu’il peut amener énormément. »

Pour quels résultats ?

Si les écoles semblent avoir pris le pas, une question se pose : ce mode de gouvernance est-il pertinent pour améliorer le système éducatif ? « La recherche est majoritairement anglo-saxonne, or un système scolaire n’est pas un autre », indique d’emblée le chercheur. « A l’échelle internationale, il n’y a pas de lien entre les résultats au test Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) et les réformes fondées sur la performance. Le plan de pilotage, c’est ça : établir des objectifs à atteindre et être performant dans l’atteinte de ces objectifs. Le Pacte s’inscrit dans un mode managérial et je reste assez sceptique sur les effets réels que ça produira sur l’équité, la qualité des apprentissages de nos élèves, mais laissons le temps à la réforme d’avancer. »

Mais encore une fois, la Fédération Wallonie-Bruxelles a opté pour une version douce et les effets futurs sur le redoublement, le taux de diplômés, les résultats scolaires, doivent être appréhendés à la lumière de ses spécificités. « Aujourd’hui, certains Etats américains font marche arrière pour se diriger vers un modèle à la belge, avec plus de dialogue », fait remarquer Vincent Dupriez. « Transformer une école, et par ricochet tout un système scolaire, prend du temps. Les écoles ont six ans pour atteindre leurs objectifs, laissons-leur ce temps. »