Les élèves ne sont plus comme avant… A cette complainte des profs, Fanny Demeulder et John Rizzo, formateurs d’enseignants, répondent : « Vous avez raison. » La révolution numérique aurait reformaté les logiciels qui les animent. Ce qui impose de changer de pédagogie.
anny Demeulder et John Rizzo sont enseignants, formateurs d’enseignants, concepteurs de logiciels éducatifs, auteurs de livres et méthodes d’apprentissage, conseillers de directions d’écoles, coordinateurs de projets européens… A deux, dans la vie privée comme dans la vie professionnelle, ils gèrent l’ASBL School’Up. Face à des élèves peu motivés, des parents inquiets, des profs parfois impuissants, elle se donne pour mission de mieux outiller les enseignants. Avec ce fil rouge : puisque les élèves ont profondément changé en quelques décennies, il faut changer de pédagogie. Ils expliquent au Soir, d’une seule voix, comment rendre plus efficaces des classes par définition hétérogènes.
Vous dites : « Le monde a changé et les jeunes ne fonctionnent plus comme ceux d’il y a 30 ans. » Qu’est-ce qui a changé et qu’est-ce que ça implique ?
Nous avons l’habitude de parler d’élèves « mutants » ou d’élèves « alien ». Ce dernier mot doit être compris dans son sens étymologique premier : alien vient du latin alienus (qui signifie « autre » ou « étranger »), lui-même dérivé d’alius« autre » en proto indo-européen. Bref, nos élèves sont « autres » par rapport aux générations précédentes. On le sent dès qu’on arrive dans une école. Il y a un vrai stress. On n’a pas idée à quel point les enseignants ont le sentiment de vider l’océan avec une petite cuillère et d’être confrontés à une perte de sens. On les accueille dans cet état d’esprit là et on leur explique : si le système actuel est en crise c’est notamment parce qu’on applique des recettes d’hier à des élèves qui ont fondamentalement changé. Quand ils arrivent à l’école, ils n’en connaissent plus les codes, ils n’ont plus les logiciels pré-installés pour s’adapter directement. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre les causes, alors on cesse de chercher les coupables et on trouve des solutions. Il ne suffit plus de dire « les élèves doivent apprendre la discipline » pour qu’ils apprennent la discipline. Il faut outiller les enseignants : comment fait-on avec des jeunes difficiles ? Comment changer de posture ? Comment utiliser le co-enseignement à cet effet ?
Concrètement en quoi ont-ils changé ?
Remontez 30 ans en arrière. Les bouleversements technologiques qui sont intervenus depuis sont comparables à l’apparition de l’imprimerie. Ils ont profondément modifié notre rapport à la connaissance, à la manière dont se construisent nos élèves. L’enseignant n’est plus celui qui sait… On doit donc réinventer le métier. On pense parfois que les élèves n’ont plus le même cerveau qu’avant, c’est faux : ils ont le même cerveau mais ils n’ont plus les mêmes logiciels installés. Ils ont grandi devant les écrans, plongés dans internet ; de ce fait ils n’ont plus les mêmes réflexes de base.
A quels logiciels faites-vous allusion ?
Prenons d’abord le logiciel de la mémorisation. Avec les écrans, le rapport à l’étude a complètement changé. En première secondaire, les élèves vont et viennent avec le guidage GPS de leur smartphone mais ils ne connaissent plus leur adresse simplement parce qu’ils n’en ont plus besoin. Par contre, l’école, elle, a gardé intact le rapport à la mémorisation. Et elle a raison : on a besoin de ces briques de base pour gérer des savoirs complexes. Avant, les élèves arrivaient livrés à l’école avec un logiciel de mémorisation surentraîné parce qu’ils en avaient besoin pour « survivre » : horaires de bus, plan de ville, liste de course… Aujourd’hui, tout est digitalisé, plus besoin de calculer, le rapport au réel est différent mais on leur donne encore cours comme si toutes ces bases étaient acquises. Quand un enfant prend une feuille, il ne lit pas, il la regarde comme il regarderait un écran. C’est un autre mode de rapport au savoir, plus passif. Il faut d’abord lui adresser le « comment on fait pour mémoriser ». C’est pareil pour le logiciel de l’organisation du temps. Comme tout est immédiat, les petits ados ont du mal avec la gestion d’un planning, le simple fait de se projeter à quinze jours pour rendre un devoir devient compliqué. Il ne suffit plus de délivrer sa matière, d’intimer l’ordre d’étudier à la maison et de dire « interro dans une semaine ».
Qu’en est-il du rapport à l’autorité ?
C’est une autre révolution concomitante à l’ère numérique et à la fin du patriarcat. On est passé d’une société très verticale imprégnée d’autorité à tous les étages, à une organisation beaucoup plus horizontale où l’autorité de l’adulte (qu’il soit homme ou femme) ne va plus de soi. Avant, l’adulte avait raison même quand il avait tort… On le voit à l’école mais aussi dans les entreprises où le chef n’a plus raison a priori, il doit être légitimé. Les travers de l’éducation « positive » ont fait le reste. Aujourd’hui, l’élève ne comprend plus les codes d’une société très hiérarchisée comme l’est parfois encore l’école. Tout d’un coup, l’enseignant se trouve face à des gamins qui lui disent : « Je ne suis pas d’accord avec vous. » C’est complètement perturbant. Par ailleurs, un autre logiciel a changé, celui de la compréhension. Avant, on devait générer soi-même des images mentales à partir de textes. Aujourd’hui, c’est le plus souvent au départ de vidéos. Or, quand on est bombardé d’images, on n’apprend plus à les générer soi-même.
Et ces petits mutants, n’auraient-ils pas développé des logiciels spécifiques intéressants ?
Bien sûr que si. Ils en ont deux, au minimum. Ils ont une capacité beaucoup plus grande que nous au même âge à faire des liens. La surcharge de données implique qu’ils apprennent très tôt à faire beaucoup de relations entre les événements et les informations. C’est en quelque sorte un superpouvoir qu’ils doivent apprivoiser pour mieux comprendre les choses. Par ailleurs, ils ont bien plus d’ouverture au monde que n’en avaient les adultes actuels à leur âge. Au départ de ces qualités, l’école doit leur réapprendre à mémoriser, à comprendre, à s’organiser en se rendant compte que la vraie vie n’amène plus les élèves à le faire.
Au départ de ces constats, quelles solutions concrètes apporter aux enseignants ?
La première chose à faire c’est de les aider à prendre conscience de ces changements, ça permet déjà de cesser de culpabiliser, d’être reconnu dans le fait que, oui, enseigner c’est plus dur qu’avant. Dans le cas contraire, on entre dans une espèce d’escalade où les élèves « n’ont plus le niveau », où il faut « serrer la vis », où « les profs ne sont pas bons », les « parents envahissants » … C’est la complainte de la salle des profs où chacun se renvoie la balle parce que personne n’a de solution. L’ère numérique c’est une réalité. La question aujourd’hui c’est comment l’école change sa manière face à cette réalité.
La seconde chose, c’est la formation continue. C’est un levier très puissant. En dix jours on peut comprendre comment le cerveau fonctionne, donner des outils pour réapprendre aux élèves à mémoriser, installer et entraîner les processus de compréhension… Et tout cela, ça se fait en classe : si je ne sais pas jouer au tennis, je ne pourrai pas me contenter d’un discours et d’une injonction à aller m’entraîner à la maison…
Ensuite, on donne aux enseignants des outils pour gérer ces petits mutants ou aliens dans une société où le rapport d’autorité est plus horizontal. Faire autorité sans être tout en haut nécessite de négocier sur l’accessoire mais pas sur l’essentiel… On ne leur laisse pas le choix entre jouer à la PlayStation et faire des math mais on peut discuter avec eux des priorités dans le cours de math. En leur offrant un peu de contrôlabilité – c’est-à-dire leur donner le choix parmi ce que nous voulons qu’ils fassent – cela leur donne le sentiment d’être à la barre, même de manière limitée. Si on cadenasse tout, ça ne fonctionne pas, ils se révoltent. Si on ne cadenasse rien, ils ne font rien. L’idée est donc c’est d’arriver à jouer avec ces deux positions.
Est-ce vraiment suffisant ?
Ça nous amène à l’enseignement explicite des comportements : qu’est-ce que je peux accepter précisément en termes, par exemple, de bruit dans la classe. Ça passe par le « renforcement positif » des résultats et des attitudes. Nos petits « aliens » ont besoin de ça pour se construire dans un rapport d’autorité qui ne va plus de soi. Ça passe aussi par la « discipline positive » : dans cette notion il y a discipline et positif, donc c’est fermeté et bienveillance en même temps. Enfin, il s’agit de gérer des classes désormais très hétérogènes : les élèves n’étant plus formatés comme avant, les écarts de performance peuvent atteindre quatre ans. Les discours ex cathedra ne passent plus, il faut recréer un « climat de classe ». Et ça aussi ça s’apprend. En combinant ces différents éléments on entre dans une pédagogie vertueuse. Si on a des élèves capables de s’ouvrir au monde, de réfléchir, de faire énormément de liens et, en même temps, des élèves qui ont retrouvé les bases de mémorisation, d’autonomie et de compréhension, eh bien ces élèves-là seront de bien plus beaux humains que nous.
Entretien – Chef du pôle Société
Par Eric Burgraff