Effets délétères sur l’emploi, failles dans l’organisation, difficulté d’accompagner les élèves à besoins spécifiques, adhésion du terrain en lambeaux… La poursuite de l’implémentation du tronc commun n’est pas un long fleuve tranquille. La ministre Glatigny refuse d’assumer les pertes d’emploi et menace, en l’absence de consensus du terrain, de suspendre le tronc commun en troisième secondaire.
La ministre Valérie Glatigny (MR) est inquiète, très inquiète… A cause des 30.000 enseignants dans la rue fin janvier ? Ou des calicots mêlant son nom au Pacte et autres réformes en cours ? Pas vraiment… A l’entame de son second mandat ministériel dans l’enseignement, elle en a vu d’autres. Elle est inquiète parce que ces derniers jours elle a consulté, beaucoup consulté, les acteurs du secteur : délégués syndicaux, responsables de fédérations de pouvoirs organisateurs, experts, gens de terrain… le plus souvent en face-à-face. « Parce qu’on en apprend énormément plus dans des échanges informels que dans des concertations officielles où chacun se toise », assure-t-elle.
« Je suis inquiète parce que le monde de l’école est très préoccupé par l’arrivée du tronc commun dans le secondaire d’ici une bonne année. Pour lui, c’est terra incognita. Les gens du terrain sont fatigués des réformes et ils nous demandent de réévaluer l’espèce de train infernal des mesures du Pacte », nous explique-t-elle.
Le nouveau parcours du qualifiant – qui débutera en quatrième pour laisser place en principe à une troisième commune – est probablement la mère de toutes les réformes en cours tant elle charrie de craintes pour les jeunes moins aguerris aux cours généraux, d’impacts sur l’emploi et de conséquences sur l’organisation des écoles. Les mesures actuelles – diminution de 2 % des périodes de cours et fin de certaines septièmes années – sont peu de chose par rapport à ce qui s’annonce pour la rentrée 2028 où de nombreux cours techniques seront remplacés par des cours généraux avec un impact certain sur l’emploi. « Pour mémoire, cette décision date de 2017. Ni moi ni mon parti n’étions à la manœuvre à cette époque. Dans la déclaration de politique communautaire (DPC) de l’été dernier, nous avons demandé un accroissement significatif des activités orientantes, c’est l’administration qui est chargée de nous faire des propositions concrètes. Il s’agit de permettre à tous – ceux qui sont en délicatesse avec l’école et ceux qui ne pensent pas aux métiers techniques – de faire un choix positif et réfléchi mais ce ne sera pas suffisant », dit Valérie Glatigny. Et de préciser : « Le Pacte est le résultat de négociations entre les acteurs (syndicats, pouvoirs organisateurs et associations de parents) sous l’impulsion du PS et du CDH. Nous, au MR, nous étions contre ce projet d’allongement du tronc commun jusqu’en 3e secondaire, mais aujourd’hui on me demande de porter politiquement les conséquences sociales dévastatrices de ce dossier alors que les gens sont déjà dans la rue, alors que je ne suis même pas convaincue par la plus-value pédagogique de cet allongement à la 3e secondaire »…
Les acteurs vont devoir assumer
Lundi en commission du parlement francophone, répondant à des interpellations des députées Dorothée De Rodder (PS) et Mathilde Van Dorpe (Les Engagés), la ministre s’est dite préoccupée par le peu de réactivité de l’administration, par l’absence de vision claire sur l’emploi, par les réticences du terrain… Aujourd’hui, au journal Le Soir, elle prévient : « Si les acteurs veulent toujours vraiment le tronc commun, alors ils vont devoir assumer collectivement tout ça. Parce que pour le moment avec le Pacte, quand ça ne va pas, ce n’est jamais eux, et ils descendent dans la rue. C’est trop facile. Aujourd’hui, je suis très inquiète pour cinq raisons (lire ci-dessous) et je suis prête à surseoir ou à suspendre la troisième année du tronc commun telle qu’elle est prévue par les travaux du Pacte et par la DPC ! »
Pour joindre le geste à la parole, elle a envoyé une « note verte » (une demande officielle d’un cabinet ministériel à une administration) au secrétaire général de la Fédération Wallonie-Bruxelles où elle réclame une évaluation du tronc commun dans sa forme et sa durée, des modalités d’allègement des activités communes, des informations précises sur les pertes d’emploi etc. « J’attends un retour pour le 21 février. Je verrai alors avec les acteurs s’il y a encore suffisamment d’adhésion au processus du Pacte. Si oui, j’entends qu’ils expliquent et assument collectivement le pourquoi et les conséquences sociales. » Dans le cas contraire, Valérie Glatigny en tirera les conclusions.
« Une réforme comme celle-là n’est pas possible sans une adhésion renouvelée »
Par Eric Burgraff
En 2017, le soutien au Pacte était général, presque jamais remis en question. En 2019, autour des élections régionales, les acteurs de l’école s’étaient même fendus d’une lettre ouverte où ils conjuraient le politique de poursuivre la mission, quelles que soient les coalitions à venir.
A la fin de la dernière législature, la ministre Désir (PS) a senti tourner le vent et a subi, particulièrement de la part du syndicat socialiste, le désaveu de la rue. Ce dernier et d’autres ont d’ailleurs quitté la table du comité de coordination du Pacte. Cet automne, les annonces de la nouvelle DPC ont fini de ternir le moral des troupes. Bref, l’ambiance n’y est plus. « L’adhésion s’est complètement effilochée au fil du temps alors que pour faire aboutir le processus, on a besoin d’une large adhésion », estime la ministre. « C’est en partie dû au fait que ceux qui ont négocié le Pacte ne sont plus autour de la table. Il y a une prise de recul par rapport à ce qui a été décidé, à tel point que certains oublient ce qui est dans l’accord comme les mesures sur le qualifiant. Peut-être que certains seraient très contents qu’en 2028, quand le tronc commun arrivera en troisième, que je doive assumer 2000-3000 pertes d’emploi dans le qualifiant. J’ai une confiance toute relative quant au fait que des gens vont me soutenir lorsqu’il faudra annoncer en 2028 aux professeurs du qualifiant qu’ils vont perdre leur emploi. Si l’allongement crée plus de dégâts que d’avantages… je veux le savoir avant. Il ne s’agit pas de flanquer tout ce qui a été fait avant à la poubelle mais il s’agit de bien préparer la suite pour le secondaire, parce que là, ce ne sera pas la même chose du tout… Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est un train fou qui avance tout seul parce que des gens se sont mis d’accord en 2017 mais au niveau de l’adhésion, ça s’effiloche vraiment. Or, une réforme comme celle-là, n’est pas possible sans une adhésion renouvelée. »
« Je ne limiterai pas l’accès à l’enseignement supérieur pour les élèves du qualifiant »
Par Eric BurgraffLe Pacte et la récente DPC évoquent la possibilité de lier l’accès à l’enseignement supérieur pour les élèves du qualifiant aux filières suivies en secondaire. Valérie Glatigny ne veut cependant pas en entendre parler : « Je ne limiterai pas l’accès à l’enseignement supérieur pour ces élèves, je le dis depuis cinq ans, je n’ai pas changé. Je n’instaurerai jamais un quelconque filtre et ce n’est d’ailleurs pas non plus l’intention de la ministre du Supérieur Elisabeth Degryse. Nous ne le ferons pas ! Comment voulez-vous revaloriser l’enseignement qualifiant – ce qui est notre objectif à tous – si à la sortie les élèves n’ont plus accès à toute l’offre existante dans le supérieur ? Quel message délétère ce serait pour les jeunes et leurs parents ! Je ne vois pas comment tu peux raconter aux gens du qualifiant et à la société au sens large que tu vas valoriser cette filière si tu ne peux plus suivre les études souhaitées. Pour autant, nous ne sommes pas naïfs, nous savons très bien qu’il y a la nécessité de mieux préparer certains élèves. C’est tout le sens du bilan de compétences qu’on veut mettre en place à la sortie de rhéto et des aides à la réussite augmentées. Donc, je ne limiterai pas l’accès au supérieur pour un élève du qualifiant, je souhaite par contre qu’il soit, comme ses camarades de l’enseignement de transition, bien informé de tous les prérequis indispensables pour entamer les études souhaitées. »
« Pour la troisième, on n’est vraiment pas prêts »
Par Eric BurgraffOù en est-on dans l’implémentation du tronc commun ? A la rentrée 2025, il arrive en sixième primaire. En 2026, ce sera la première secondaire, en 2027 la deuxième secondaire et en 2028, en principe, la troisième secondaire. « Je veux que le rythme d’implémentation du tronc commun se poursuive », dit Valérie Glatigny. « Jusqu’en deuxième, je n’aperçois pas de difficultés particulières, les référentiels (les matières par cours, NDLR) sont clôturés. Mais pour la troisième, on n’est vraiment pas prêts. » Or, l’impact sera majeur pour le choix des parents dès la rentrée 2026 puisqu’ils devront opter pour une école qui organise les trois années et non plus seulement le degré d’observation autonome (DOA, soit première et deuxième secondaires, NDLR). « Les aspects organisationnels ne seront pas négligeables. D’abord parce que les écoles en DOA sont en stress, elles doivent créer de toutes pièces une troisième année et l’héberger, ce n’est pas évident. De plus, certains établissements du qualifiant qui n’organisent qu’une option – les humanités sportives par exemple – craignent purement et simplement de devoir fermer. Et plein d’autres problèmes organisationnels ne sont pas pensés notamment sur les horaires. Je demande à l’administration et aux acteurs de l’école de réfléchir rapidement à la manière d’infléchir le Pacte pour avoir plus d’activités orientantes et moins de cours généraux. Je demande des propositions pour opérationnaliser cela et en particulier pour bien s’assurer de l’adhésion de tous les acteurs sur les conséquences en termes de pertes d’emploi. Si on décide de surseoir ou de suspendre la troisième, il faudra revoir une partie des référentiels mais comme on a de toute façon demandé un socle commun d’activités allégé, ils devront être revus. »
« J’ai de grandes craintes pour les jeunes qui décrochent déjà en deuxième »
Par Eric BurgraffLe Pacte repose notamment sur un changement de paradigme : ses auteurs ont fait le pari d’introduire davantage d’hétérogénéité dans les groupes d’élèves. C’est au niveau de la classe que se prennent en charge des troubles « dys » et les difficultés de comportement en misant sur le travail des pôles (qui remplacent partiellement l’enseignement spécialisé), l’accompagnement personnalisé et les aménagements raisonnables. « Ce travail collectif et magnifique s’organise jusqu’à présent au niveau primaire. Mais là, les enseignants estiment qu’ils ne sont pas toujours bien outillés », confie Valérie Glatigny. « Je suis inquiète pour le secondaire où les jeunes changent de classe et/ou de professeur à chaque heure de cours : ça posera des tas de problèmes logistiques pour transposer et faire suivre les aménagements raisonnables. Une question se pose : est-ce que nos enseignants du secondaire seront prêts à faire le même travail que leurs collègues du primaire dans un contexte scolaire où la capacité à mettre en place un suivi très personnalisé se réduit ? Ceci, c’est connu, à un âge où l’adolescence est parfois compliquée. C’est toute la différence entre un modèle mathématique et la réalité. De plus j’ai de grandes craintes pour les jeunes qui décrochent tout doucement en deuxième et à qui on va dire : “vous allez encore devoir faire une année de cours généraux que vous n’aimez pas avant de faire autre chose”. Le risque est que les exclusions explosent pour des questions de comportement ou de décrochage. »
« Je n’assumerai pas les importantes pertes d’emploi dans le qualifiant »
Par Eric BurgraffC’est écrit noir sur blanc dans les annexes du Pacte de 2017 et connu des acteurs : passer d’une troisième année qualifiante gourmande en personnel à une troisième commune devait coûter, au bas mot, 827 emplois.
Vraiment ? Plus personne n’en est sûr aujourd’hui. Rien que chez Wallonie-Bruxelles Enseignement (WBE, l’enseignement officiel) qui scolarise un quart des élèves de secondaire, on estime que la mesure pourra coûter jusqu’à 711 emplois directs et impacter la charge horaire de 2.000 enseignants. De son côté, l’administration parlerait de 1.400 emplois pour l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles. « Je veux une estimation précise car les retours qui me sont faits sont plus qu’inquiétants. Il y a une cellule de reconversion mais je demande à voir ses chiffres et son efficacité. Je sais qu’elle imagine reconvertir un millier d’enseignants dans les cours du FMTTP (le référentiel de formation manuelle, technique, technologique et numérique, NDLR). Ça, c’est la théorie. En réalité il sera difficile de demander à un prof X d’enseigner une matière Y. Et vice versa », assure la ministre. « Je dis clairement aujourd’hui : on ne doit plus toucher au qualifiant pour l’instant. Il faut bien réfléchir aux conséquences sociales. Et on ne doit pas toucher à l’emploi. En tout cas, moi, je n’assumerai pas les importantes pertes d’emploi dans le qualifiant. Il faut qu’il y ait une anticipation et je veux connaître les impacts avant d’éventuellement franchir le cap. »