Avec le vote en séance plénière du parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, après seize heures de débat, ni l’enseignement ni les acteurs politiques ne semblent en sortir grandis. Et la saga pourrait rebondir si le ministre-président, Pierre-Yves Jeholet, ne promulgue pas le texte.

Le texte a finalement été voté vendredi matin après plus de seize heures de débat. – BELGA.
Par Eric Burgraff et Stéphane Vande Velde
La réforme (de la réforme) du décret Paysage a donc été votée en séance plénière du parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, au bout de la nuit, à 6 h 30, après plus de seize heures de débat, d’autres décrets étant également au programme de cette dernière séance de la législature. Seize heures pour finalement pas grand-chose, chaque camp se crispant davantage sur ses positions. Les uns (PS et Ecolo) s’asseyant sur toutes les demandes, les autres (MR et Engagés) utilisant toutes les ficelles juridiques pour reporter le vote. Au bout du compte, le vote a eu lieu et la nuit égrainant quelque peu les troupes, le PS et Ecolo n’ont même pas eu besoin d’une majorité alternative pour obtenir une courte majorité (42 voix sur 82), le PTB ayant tout de même appuyé et soutenu la proposition des deux autres partis de gauche.
Que retenir de cette dernière séance ? On vous passe toutes les péripéties juridiques, chacun ayant une libre interprétation d’une même règle. Par contre, l’intervention de la ministre Françoise Bertieaux a été très remarquée, qualifiant l’attitude des partenaires de majorité de « pratique de l’urgence, de l’incertitude et de l’insécurité qui caractérise une manière de faire de la politique (…) à laquelle nous étions jusqu’ici plus habitués de la part de partis extrémistes » et évoquant « un texte quasiment impossible à expliquer (…) aux établissements d’enseignement supérieur. Mais [le PS et Ecolo] n’en ont manifestement cure puisque seul le coup politique compte ».
Plus de 4.100 personnes refusent la réforme du décret Paysage
Rupture de confiance
Des mots forts à laquelle elle joignait le coût de la mesure, la chiffrant entre 99 et 126 millions. « La ministre est plus littéraire que mathématique. L’année blanche, soit un moratoire pour tout le monde, avait été budgétisée à hauteur de 10 millions d’euros. Cette réforme est plus ciblée », expliquait le député écologiste, Manu Disabato, à l’issue du vote. Ces chiffres ont tout de même poussé le parlement à demander si le gouvernement pouvait confirmer que les moyens de financement existaient bien. Mais attendre un consensus d’un gouvernement déchiré relevait de l’utopie. Ce qui fut vérifié dans la nuit, le gouvernement ne prenant pas d’avis formel. Plus rien ne s’opposait donc au vote. Est-ce pour autant la fin de la saga ? On ne peut jurer de rien, le texte devant encore être sanctionné et promulgué, donc signé, par le ministre-président, Pierre-Yves Jeholet, et la ministre compétente, Françoise Bertieaux, tous deux MR et opposés à la réforme. « Tant que le gouvernement n’a pas sanctionné ni promulgué le texte, l’avis du Conseil d’Etat peut encore être rendu. Et cet avis doit être remis dans les trente jours. Par contre, si le texte est promulgué, la demande d’avis au Conseil d’Etat tombe par la force des choses », expliquent les constitutionnalistes Marc Uyttendaele et Marc Verdussen dans une contribution juridique destinée au site Justice-en-ligne. Mais ne serait-ce pas un déni de démocratie que le gouvernement ne signe pas un décret voté par le parlement ? « Pas du tout ! La sanction est le dernier acte du pouvoir législatif et la promulgation, le premier acte du pouvoir exécutif », ajoutent les deux professeurs. « Et surtout si le gouvernement décide d’attendre l’avis du Conseil d’Etat et que celui-ci est négatif, le parlement pourra reprendre la main et revoir sa copie, en toute légitimité démocratique et ce avant le 9 juin », concluent-ils.
Réforme du décret Paysage : quels changements pour les étudiants ?
Cette saga marque une rupture de confiance entre les acteurs de l’enseignement supérieurs, plus amers et médusés que jamais, et le monde politique. Ces derniers jours, de nombreux académiques, dont 50 doyens et sept constitutionnalistes, s’étaient élevés contre cette réforme sans que leur voix n’ait été entendue. Mais l’enseignement supérieur ne pourra pas manquer de se remettre en question. Si on en est arrivés là, c’est aussi parce que le secteur pèche par défaut de transparence ou d’évaluation des réformes (à ce stade, par exemple, il n’existe guère de documents évaluant globalement le décret Marcourt de 2014 et son impact sur le parcours des étudiants, la réussite, le taux de diplomation).
Une fin chahutée
Sur le plan politique, cette séquence n’aura rien apporté aux partis. Ecolo et le PS passent pour des partenaires déloyaux qui ont agi dans la précipitation, donnant l’impression de lancer un train fou qu’ils n’ont pas pu ou voulu arrêter, et ont dû s’encombrer, en commission, du soutien du PTB. Soutien qu’ils ont tenté soit de minimiser, soit de nier. Le MR aura fait de la flibuste jusqu’au bout et, en amont du dossier, aura sans doute précipité la crise en ne tenant pas compte des demandes chiffrées de ses partenaires. Quant aux Engagés, autant leur position en commission était constructive, autant certains atermoiements sur le dossier auront été soulevés. Au-delà des divergences de fond et des postures électoralistes (avec le vote des étudiants mais aussi celui des professeurs en toile de fond), la Fédération Wallonie-Bruxelles méritait une fin de législature moins chahutée, un dossier mené avec moins de précipitation et d’improvisation.
Il y avait possibilité de sortir de ce dossier avec un consensus partagé par les partis de la majorité (régler le sort de quelques milliers d’étudiants sans ouvrir la boîte de Pandore qui remet au goût du jour des excès précédents du décret Paysage). Or ceux-ci ont préféré, chacun, jouer leur carte, offrant l’image de la dissension. Dans ce magma, un homme aura soigné sa sortie : le président du parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Rudy Demotte, qui ne se représentera plus et quitte donc le monde politique, aura tenu, avec soin, concision, respect et retenue les seize heures de débat. Lui qui rêvait d’un monde politique plus serein sait sans doute, à la lecture des derniers événements, pourquoi il a décidé de raccrocher les crampons.
Décret Paysage : réconcilier démocratie et Etat de droit
Voici, dans son entièreté, la contribution des constitutionnalistes Marc Uyttendaele et Marc Verdussen destinée au site Justice-en-ligne.
Par Marc Uyttendaele et Marc Verdussen, professeurs de droit constitutionnel à l’ULB et à l’UCLouvain

La réforme du décret Paysage a été votée en séance plénière du parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, vendredi matin. – BELGA.
L’Etat de droit s’impose à tous, mais au premier titre aux élus de la Nation. Ils ont un devoir d’exemplarité. Comment peuvent-ils exiger des citoyens qu’ils respectent les normes législatives qu’ils édictent si eux-mêmes les méconnaissent ? Or c’est précisément ce qui s’est produit à l’aube de ce 26 avril au parlement de la Communauté française lors du vote d’un décret réformant le décret dit « Paysage ». Notre propos n’est pas de juger de l’opportunité d’un texte législatif voté dans la fureur et la précipitation mais d’examiner en droit la validité du processus de délibération et de vote et, en temps réel, d’examiner quelles obligations s’imposent au gouvernement au moment de sanctionner et de promulguer le texte ainsi voté.
Dans la nuit du 25 au 26 avril 2024, au cœur de l’hémicycle du parlement de la Communauté française, les spécialistes du droit constitutionnel ont assisté à un coup de force inédit, qui nous ramène à un principe cardinal dans une démocratie constitutionnelle : « La loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution », selon la célèbre formule du Conseil constitutionnel français. Dans un Etat de droit, toute loi doit en effet respecter la Constitution et, plus encore, l’ensemble du droit applicable.
Que dit ici le droit ? Les lois coordonnées sur le Conseil d’Etat disposent, à l’article 2, § 2, que lorsqu’un tiers des membres d’une assemblée législative demande l’avis de la section de législation sur une proposition de texte législatif, le ou la présidente de l’assemblée est obligée – il ou elle n’a pas le choix – de consulter le Conseil d’Etat. Le même article 2, § 2, précise que la demande est faite selon les modalités déterminées par les assemblées, chacune pour ce qui la concerne.
Fort de sa légitime autonomie organique, le parlement de la Communauté française a inséré dans son règlement une disposition – l’article 55-4 – qui prévoit : « Sauf décision contraire du parlement, la demande d’avis de la section de législation du Conseil d’Etat suspend le cours de la procédure en séance plénière. » Deux interprétations de l’article 55-4 peuvent être envisagées. La première consiste à permettre, si le parlement le décide, de poursuivre les débats concomitamment à la demande de consultation de la section de législation du Conseil d’Etat mais sans procéder au vote du texte en cause. Cette interprétation est conforme au droit positif et préserve le caractère préventif de l’intervention de la section de législation. Une seconde interprétation, celle retenue en l’espèce par le parlement, l’autoriserait à voter le texte sans attendre l’avis demandé. Une telle interprétation du règlement est radicalement illégale en ce qu’elle réduit en cendres l’effet utile de l’avis et ne permet pas aux parlementaires – qui en ont le devoir vis-à-vis des citoyens – de voter un texte législatif en parfaite connaissance de cause, notamment sur sa conformité aux règles de droit supérieur. Les lois coordonnées sur le Conseil d’Etat sont univoques : le contrôle opéré par la section de législation est ici un contrôle obligatoire – il ne peut donc être question de l’éluder –, mais c’est aussi un contrôle préventif. Or, il est assez évident qu’en cas de non suspension de la procédure de vote, la consultation du Conseil d’Etat perd tout objet le jour où le texte législatif est adopté.
En l’espèce, le décret réformant le décret Paysage est-il adopté et, si non, quand le sera-t-il ? Pour qu’un texte législatif soit adopté et ait donc une valeur législative, il ne suffit pas qu’il soit voté, encore faut-il qu’il soit sanctionné, en l’occurrence par le gouvernement de la Communauté française, qui, dans la foulée, le promulguera.
La sanction est l’acte par lequel le gouvernement communautaire, agissant en sa qualité de branche du pouvoir législatif, marque son accord sur le texte d’un projet de décret déjà voté par l’assemblée parlementaire. Elle représente, avec le droit d’initiative, l’une des deux tâches que le gouvernement accomplit dans l’exercice de sa fonction législative. La promulgation intervient au même moment que la sanction. C’est l’acte par lequel le gouvernement atteste que le texte a été régulièrement voté et le rend exécutoire. Par la promulgation, il ordonne aux autorités publiques de veiller à son application et, au besoin, par la mise en œuvre de la contrainte. La promulgation est le premier acte d’exécution du décret. Le gouvernement n’agit plus en tant que branche du pouvoir législatif, mais bien en sa qualité de pouvoir exécutif, dont la mission est d’exécuter les décrets.
Aucune disposition constitutionnelle ou légale n’impose au gouvernement communautaire de sanctionner et de promulguer immédiatement un texte voté par le parlement.
Dès lors, la seule manière d’éviter un court-circuitage du Conseil d’Etat et donc une atteinte majeure à l’Etat de droit consisterait pour le gouvernement de la Communauté française à postposer la sanction, et par la force des choses la promulgation, du projet de décret, et ce jusqu’à la remise par le Conseil d’Etat de son avis, qui doit intervenir dans les trente jours, donc avant les élections. Le jour où le Conseil d’Etat donnera son avis, de deux choses l’une. Ou bien l’avis ne soulève aucune objection juridique majeure à l’égard du projet de décret et ce dernier devra être sanctionné et promulgué avec de solides garanties juridiques. Ou bien l’avis soulève au contraire une ou plusieurs objections juridiques majeures et le gouvernement pourrait refuser de signer le projet de décret. On l’a dit, en promulguant un décret, il l’authentifierait en couvrant les vices de procédure qui ont pu affecter le vote du décret. Sa responsabilité est donc très lourde.
Se pose certes la question de l’état de ce gouvernement : est-il démissionnaire et est-il tenu de limiter son action à l’expédition des affaires courantes ? La situation est insolite. A la suite du dépôt d’une proposition de décret, le gouvernement s’est fortement divisé, deux partis de la majorité obtenant au parlement une majorité alternative contre la volonté du troisième partenaire. Un gouvernement à l’arrêt, divisé, est apparemment en état de mort clinique. Toutefois, juridiquement, aucun ministre n’ayant démissionné – ce qui aurait impliqué une communication faite au parlement –, le gouvernement n’est pas démissionnaire et son action n’est pas limitée à l’expédition des affaires courantes. Il est donc toujours apte à décider ou non, dans le respect du consensus, de sanctionner et promulguer le projet de décret en cause. En l’absence de consensus, celui-ci restera à l’état de projet.
Afin d’éviter d’en arriver là, le parlement de la Communauté française, saisi de l’avis négatif donné par le Conseil d’Etat, devrait reprendre la main et revoir sa copie. Souvenons-nous que ses membres sont censés travailler jusqu’au 9 juin au moins. L’année des élections, la session parlementaire se clôture en même temps que se termine la législature, à savoir le jour du scrutin. En l’occurrence, rien ne permet de considérer que, d’ici là, le parlement ne serait pas en droit de se réunir, ce que le Conseil d’Etat, section du contentieux administratif cette fois, a souligné dans l’arrêt n° 211.590 du 28 février 2011.
Les pistes esquissées ici sont les seules qui permettent de garantir que le décret exprime la volonté générale dans le respect des règles juridiques applicables. Les seules qui réconcilient la démocratie représentative et le respect de l’Etat de droit.