À Anderlecht, l’école de la Providence est surnommée l’école de la dernière chance. Pointée du doigt par le passé pour ses problèmes de discipline, elle est aussi une des rares écoles où le port des signes religieux est permis pour les enseignants et les élèves.

“Le secret de la réussite, c’est d’occuper les mains.” Dans la salle du Dé-Lire, la ludothèque et bibliothèque de l’Institut de la Providence à Anderlecht, Asma et Sandra accueillent ce vendredi matin cinq élèves qui attendent leur première heure de cours. Sur la table, les jeunes déploient un petit jeu de société et se débrouillent dans un français brinquebalant entre leurs origines aux quatre horizons : le Sénégal, la Guinée, le Brésil, le Congo et la Roumanie.

“Ici, poursuit Asma, logopède de formation, nous faisons tout pour encourager les jeunes à parler le français. Jouer, bricoler, peindre, occuper ses dix doigts libère la parole, brise la timidité et nous permet à nous, adultes, de découvrir chez nos élèves des talents insoupçonnés.”

“On n’était pas profs”

L’ambiance de la petite salle n’est pas celle que l’on imaginait de la Providence. Cette école secondaire d’Anderlecht est une habituée de la presse pour les difficultés qu’elle rencontre. Qualifiée d’école de la dernière chance, elle accueille aussi bien des élèves issus de la migration, que des adolescents cabossés par la vie scolaire et qui débarquent ici en dernier recours, sans trop y croire. Selon l’ISE, l’indice qui évalue l’origine socio-économique des élèves, la Providence est l’institut qui accueille le public le plus défavorisé de la Belgique francophone. “Beaucoup de nos élèves ont plus de 20 ans. Certaines sont des mamans seules, travaillent en dehors des cours. Il y a deux ans, nous avons hébergé un jeune plusieurs nuits dans l’école, car il ne bénéficiait plus de logement. Un autre était placé sous bracelet électronique”, racontent plusieurs enseignantes, attablées à la cafétéria qui propose chaque matin un petit déjeuner pour accueillir les jeunes et sustenter ceux qui ne reçoivent presque rien à la maison.

Ces dernières décennies ont également été marquées par de graves problèmes de discipline : absentéisme des profs et des élèves, violences, trafics de drogue jusque dans la cour de récré… Plusieurs fois, l’école a failli fermer. “Ici, on ne donnait pas cours, on n’était pas profs, se souvient Najoua Ahkim, aujourd’hui directrice-adjointe. On faisait du gardiennage, on avait peur des élèves, on n’osait rien dire…”

“Je tombais des nues”

Puis, en 2017, est arrivée une nouvelle direction menée par Véronique Brahy, et soutenue par un pouvoir organisateur renouvelé. L’heure, alors, n’est plus à la rigolade.

Son premier chantier est de sécuriser l’école. Une lourde porte de fer oblige désormais qui veut entrer à montrer patte blanche. Fini l’idéal d’ouverture sur le quartier, fini surtout les adolescents, inscrits dans une autre école, qui rôdaient dans le fond des classes sans raison. Fini enfin les élèves fantômes, soi-disant inscrits à l’Institut pour bénéficier d’allocations ou d’un abonnement Stib gratuit. “Quand je suis arrivée, je tombais des nues devant ce que je découvrais. J’aurais pu écrire un article par jour, raconte la directrice. Nous avons alors décidé d’être dix fois plus rigoureux que dans une école classique. Et cela a fini par payer. Je me souviens avoir été interpellé, le soir, en sortant de l’école, par des jeunes du quartier, place Lemmens : ‘Madame, Madame, une inscription s’il vous plaît’, me lançaient-ils en rigolant. C’était devenu un jeu. Ils avaient essayé, on avait résisté ; cela les amusait.”

Le deuxième chantier fut de poursuivre les enseignants trop absents, jusqu’à entamer des procédures disciplinaires.

Troisième chantier : approfondir la posture pédagogique de la Providence. “J’ai hérité d’un bel idéal, souligne Véronique Brahy. L’accueil des élèves et le pari de la confiance qui leur est adressé. Mais nous avons été très clairs et rappelé que c’était du donnant-donnant. Bref, nous avons remis à plat l’organisation de l’école.”

“Ils se moquent du futile”

Le climat s’est amélioré, l’équipe enseignante est soudée, mais tout n’est pas simple. Aux yeux de la Communauté française qui lui alloue des moyens supplémentaires pour la cause, l’Institut est toujours en “dispositif d’ajustement” à cause des difficultés pédagogiques et disciplinaires qu’il rencontre. Le premier plan, étalé sur plusieurs années, n’a pas suffi pour qu’il recolle aux ambitions pédagogiques fixées par le Pacte d’excellence.

Les défis de l’école sont en effet immenses devant la diversité et la précarité des élèves. L’un d’eux est celui de l’absentéisme. Beaucoup d’adolescents n’ont pas de famille stable, d’autres sont en conflit avec le monde scolaire, d’autres encore sont majeurs et travaillent le soir ou le week-end pour nouer les deux bouts. “Nous faisons tout pour que les élèves se sentent bien et viennent au cours”, souligne Sandra, éducatrice. Cela passe aussi par un accompagnement spécifique, avec une équipe renforcée d’éducateurs, d’une assistante sociale, d’une psychologue, d’une logopède. Ces adultes sont disponibles en marge des cours, dans les couloirs, dans la cour… L’objectif est de multiplier les échanges spontanés pour que les élèves puissent se confier. Le défi est grand pour une équipe de 50 équivalents temps plein ayant à sa charge 380 élèves – plus ou moins équitablement répartis entre garçons et filles). Le taux d’absentéisme (entre 30 % et 60 % selon les calculs) est cependant encore “grave” et “handicapant”, regrette la direction. “C’est le coeur de nos préoccupations.”

“Cette présence des adultes apaise les conflits, constate Asma. Puis ces élèves sont très pragmatiques. Beaucoup ont vécu d’immenses difficultés. Ils se moquent désormais du futile et certains font preuve d’une maturité impressionnante.”

“On ne forme pas des Einstein, mais des jeunes actifs”

En classe, la pédagogie par projets rythme les heures de cours. L’essentiel est d’être concret, soulignent les enseignants. “On ne va pas former des Einstein, mais des jeunes actifs et responsables”, souligne Etienne Léonard, dans son studio radio dont il fait profiter les élèves pour monter des émissions. Cet enseignant est un des vétérans de la place. “Ici, si on tient une journée, on peut tenir une carrière”, sourit-il tout en regrettant le système scolaire belge et sa logique de relégation. “Les élèves dont on hérite sont des victimes de ce système qui n’a cessé de les reléguer, car il était incapable de les accompagner. Ils arrivent ici en bout de course. Finalement, on permet au système de continuer à tourner en se mettant des œillères.”

“Pourquoi ne pas laisser porter un turban ?”

La Providence, c’est aussi le religieux et le voile. L’institut est une des rares écoles de Belgique (il n’y a pas de relevé à cet égard) qui permet aux enseignant(e) s et aux élèves de porter des signes convictionnels et donc, le plus souvent, le foulard islamique. Toutes ne le portent pas (l’école compte 70 % d’élèves musulmans), mais cela colore l’école.

À en croire professeurs et élèves, c’est un sujet médiatique, mais dont on discute peu au sein de l’établissement. En aparté, on perçoit que ce n’est pas aussi facile. “Écoutez, reprend la directrice. La question du voile, je me la pose moins pour les élèves que pour les enseignantes. Mon souci est que les élèves viennent à l’école. C’est le point de départ. Je ne souhaite donc pas que le foulard soit un obstacle. Pour les enseignantes, c’est un fait dont j’ai hérité. Le problème est que nous sommes la seule école qui permet le foulard. Beaucoup d’enseignantes qui souhaitent le porter viennent donc ici, à la Providence. Au fil des années, cela pose la question de la diversité du corps enseignant.”

Pointé par des articles de presse ou des ouvrages qui voient l’école comme un QG de l’islamisme, l’Institut paraît seul et un peu perdu. Entre les jupes trop courtes et le voile intégral, la direction va tenter d’inclure quelques lignes directrices dans son règlement d’ordre intérieur, sans interdire le foulard. Mais Véronique Brahy espère surtout que le monde politique s’empare du sujet. “Il faut que toutes les écoles soient alignées. Pourquoi ne pas permettre aux enseignantes de porter un turban ?”

“Si je suis rentrée à la providence, c’est parce que je cherchais un établissement où je pouvais enseigner tout en gardant mon voile, raconte Najoua Ahkim. Moi aussi, je pense que le politique devrait s’emparer de cette question et légiférer en faveur d’un système à l’anglo-saxonne où le port de signes distinctifs est accepté.”

“Nos principaux défis sont socio-économiques”

Quant aux élèves et aux enseignants, ils ne souhaitent pas y voir un problème et louent la diversité de l’école se remémorant la fête de Noël où des plats de tous les pays et des verres de vins égayaient la soirée.

D’un point de vue pédagogique, il n’y a eu qu’un seul véritable incident ces dernières années, lorsqu’une enseignante a évoqué le darwinisme, nous raconte-t-on. Un élève est parti en claquant la porte. Le taux d’absentéisme est plus important durant le mois de Ramadan dans le chef des élèves, s’en suit une prise en compte de l’organisation de l’école les jours de grande fête musulmane, comme le jour de l’Aid, pour que les enseignants puissent participer à la prière. Pour autant, chausser les seules lunettes du religieux pour envisager les défis de la Providence serait ridicule, insistent les enseignants. “Nos principaux défis sont d’ordre socio-économique.”

“C’est ainsi qu’on avance”

“Et vous, qu’est-ce que vous vous êtes dit en entrant dans notre école ? Vous y mettriez vos enfants ?”, interrogent les délégués de classe auprès du journaliste, à la fois curieux et soucieux d’être rassurés. “Nous, je ne sais pas…, souligne une élève. On aime bien se dire qu’on est tous ensemble, avec nos histoires fortes. C’est familial ici. Mais le niveau, on a peur qu’il soit trop bas.” “Et puis, il y a des trucs absurdes, soulève un autre. On doit donner nos smartphones en entrant dans la classe. Vous imaginez ? Moi, je travaille le samedi, je paye mon loyer, mais je dois confier mon téléphone à un adulte…”

Au premier étage, sur le temps de midi, une quinzaine de profs mangent leurs tartines et préparent la journée porte ouverte. En redescendant l’escalier, Étienne Léonard s’amuse du caractère fort de ses collègues et de leur sens de la débrouille. “C’est ça être prof dans une telle école, c’est savoir ficeler ses cours dans un contexte difficile.” “Dans la formation pour devenir enseignant, rien ne correspond à ce que l’on vit ici, conclut la directrice. Et quand je pense que le Pacte d’excellence veut implémenter un tronc commun pour tous les élèves, je m’inquiète pour les miens qui auront du mal à y trouver leur place. Ici, nous avons l’habitude de faire des compromis avec les programmes pour les adapter aux besoins et difficultés de chaque élève et progresser avec eux. C’est ainsi. C’est de la sorte qu’on avance.”