Dans l’enseignement, 1.702 professeurs n’exercent plus leur job au sein des classes. Ils sont détachés et envoyés en mission. On les appelle «les détachés».
Les scouts et guides pluralistes, la Croix-Rouge, les Jeunes FGTB, Génération Engagée, tous emploient des «détachés pédagogiques», des enseignants nommés qui, à leur demande et avec l’accord de leur pouvoir organisateur, quittent temporairement l’école. A l’instar de Valérie, 49 ans, enseignante depuis 22 ans, coordinatrice pédagogique au sein d’une organisation de jeunesse depuis septembre dernier. «J’ai passé quasi toute ma vie à l’école, un microcosme en soi. J’avais envie d’aller voir le « vrai monde » et je découvre un univers beaucoup plus ouvert.»
Comme Valérie, ils sont actuellement 1.702 en congé pour mission ou en disponibilité pour mission spéciale. Ensemble, ils représentent 1.695,25 équivalents temps plein (sur 100.672 que compte la Fédération Wallonie-Bruxelles), soit 1,71% des effectifs. Ces enseignants partent alors exercer «une mission dans l’intérêt de l’enseignement», le plus souvent au sein des fédérations de pouvoirs organisateurs, de l’administration et des organisations d’éducation permanente et de jeunesse. Ils poursuivent, en quelque sorte, une double carrière, celle dans leur pouvoir organisateur, mais aussi dans leur emploi de détachement. Sans libérer leur place et tout en conservant les avantages de leur statut (ancienneté, pension, etc.). En effet, quand un professeur est détaché, la FWB lui verse, la plupart du temps, un traitement –identique– mais doit aussi rémunérer son remplaçant. Un double coût, donc. En 2024-2025, sur les 1.702 détachés pour mission, 963 sont à la charge de la FWB, soit un budget de 74 millions d’euros–pour le solde, soit 739 détachés, la FWB se fait rembourser par l’organisation qui les emploie.
Une bouffée d’oxygène
La pratique du détachement est en réalité très fréquente au sein des cabinets ministériels et ce, à tous les niveaux de pouvoir. Les détachés représentent près de la moitié des collaborateurs au sein de la FWB. Ainsi, le cabinet de la ministre de l’Enseignement obligatoire occupe seize enseignants détachés ou en congé pour mission. Il assume clairement faire appel à des détachés. «C’est important pour conserver une proximité avec le terrain. Ce sont des personnes dont l’expertise est essentielle pour mener des réformes adéquates au bénéfice du système éducatif. Cela me paraît parfaitement défendable.»
Pour l’enseignant lui-même, le détachement procure temporairement un peu d’oxygène dans un cadre de travail différent. «J’adore mon métier, mes élèves et ma matière me manquent, mais j’étais fatiguée et en colère contre l’administration et le politique qui nous assomment de tâches administratives, poursuit Valérie. Je travaillais énormément, à tel point que ma vie sociale se rétrécissait, mes week-ends et mes soirées étaient amputés par le travail hors classe. Le détachement me permet d’ouvrir les portes, de prendre l’air. Je retournerai enrichie dans l’enseignement.» Un temps qui permet aussi de constater qu’elle est capable de faire autre chose qu’enseigner. «Je me découvre de nouvelles compétences professionnelles et cela me donne une nouvelle confiance en moi.»
Le plus souvent, cependant, il s’agit de personnes lassées, dégoûtées parfois. Les débouchés offerts par l’enseignement paraissent en effet limités. La carrière est linéaire: l’enseignant entre à 24 ans dans le métier, est nommé dans une matière dans une école, pour y rester jusqu’à la pension. Une routine à laquelle certains essaient d’échapper par le biais d’un détachement ou d’une mission.
Sont-ils des déserteurs pour autant? Pierre, professeur de néerlandais et d’anglais, détaché pédagogique depuis dix ans, dément catégoriquement. «Si un enseignant postule pour une mission parce qu’il ne veut plus travailler en classe, il ne restera jamais longtemps…» Les missions sont accordées pour des périodes de trois ans, renouvelables. Elles peuvent durer plusieurs années, et maximum18 ans (six mandats de trois ans). Durant six années consécutives, le détaché conserve son droit à sa place d’enseignant dans son école d’origine, empêchant ainsi un autre enseignant d’obtenir un poste permanent. Au bout des six ans, il n’a plus la garantie de retrouver son affectation initiale. Dans ce cas, il sera mis en disponibilité pour défaut d’emploi au sein de son pouvoir organisateur. En clair, il est toujours rémunéré mais n’est plus en charge de classe. «Beaucoup de chargés de mission ne redeviennent malgré tout pas prof, mais, grâce à l’expérience acquise, postulent comme directeur d’école, par exemple», note Pierre.
«Reste cette question, discutée plutôt en coulisses: tous les détachements sont-ils réellement pertinents?»
Compliquer l’accès
Sur un total de 120.000 professeurs, les détachés constituent une portion marginale. Mais la pratique interroge. Certains profs détachés n’enseignent plus durant des années. Est-il judicieux de les tenir éloignés de l’école si longtemps ?
En Flandre, où 1.470 enseignants sont détachés dans plus de 200 organisations, la ministre de l’Enseignement, Zuhal Demir (N-VA), a tranché: un maximum d’entre eux doivent revenir devant leurs élèves. Elle a dès lors serré la vis. Les détachements sont désormais limités dans le temps. Après cinq ans, le détaché devra choisir entre retourner à l’école ou abandonner son statut et ses privilèges de prof. Et, à l’avenir, aucun nouveau détachement ne sera approuvé.
Du côté francophone, l’idée fait son chemin. La Déclaration de politique communautaire (DPC) évoque ainsi les mécanismes qui amplifient la pénurie et alourdissent le budget. Sont notamment cités le détachement et le congé pour mission. Elle se discute, très concrètement, au sein d’un groupe de travail, mis sur pied, en janvier, par l’exécutif communautaire, incluant notamment les syndicats et les pouvoirs organisateurs. Valérie Glatigny a par ailleurs demandé à l’Administration générale de l’enseignement (AGE) de dresser un cadastre précis des détachements et des congés pour mission.
C’est que, en temps de pénurie sévère d’enseignants et de crise budgétaire, il s’agit, pour l’exécutif, d’examiner là où on peut gratter. Ces mécanismes ne seraient pas supprimés mais ils seront probablement revus. En d’autres termes, il s’agirait de compliquer leur accès.
Reste enfin cette question, discutée plutôt en coulisses: tous les détachements sont-ils réellement pertinents et participent-ils à la qualité de l’enseignement? Est-il logique que des enseignants rejoignent, par exemple, la Croix-Rouge, les Responsible Young Drivers, l’Euro Space Center, les associations de parents ou encore ATD-Quart Monde? Sans compter des cas particuliers. Les syndicats (Jeunes CSC et Jeunes FGTB, par exemple) et les partis politiques (DéFI Jeunes, Génération Engagée, Jeunes et Libres, par exemple) figurent sur la liste des bénéficiaires. «Ce ne sont pas exactement des organisations que l’on associerait au système éducatif, estime, en off, un politique. C’est un pas trop loin.»