L’école en grève : les mêmes maux depuis 40 ans, et toujours la même colère – Le Soir

Ecoles fermées ce lundi… Une grève générale qui en rappelle d’autres, parfois très conflictuelles depuis les mouvements historiques des années 90 jusqu’aux grèves perlées de la dernière législature.

Réforme de l’enseignement qualifiant, charge de travail en hausse pour les professeurs titulaires d’un master, réduction de la durée des DPPR, réduction des moyens affectés à la gratuité, dotation non indexée… Les mesures s’enchaînent depuis la rentrée. Largement assez pour mettre les enseignants en colère, pour les inciter à glisser de leur classe vers la rue. Comme ce lundi où les organisations syndicales ont décrété une grève générale.

Pourtant la coalition MR-Les Engagés en place puis un an et demi n’a pas le monopole de la colère de la rue. Cela fait près de 40 ans maintenant que l’école est secouée régulièrement par des mouvements sociaux.

Années 80 – Les prémices des années 80

En 1986, à Val Duchesse, alors que l’Education est encore « nationale », le gouvernement fédéral supprime 6.000 postes essentiellement dans l’enseignement secondaire francophone. Pour y parvenir, il augmente la charge des enseignants et réduit l’encadrement lié à « l’enseignement rénové » (un peu l’équivalent du tronc commun polytechnique actuel) : titulariat, travail en équipe, conseil de classe… Pour diminuer la casse sociale, les plus âgés ont accès à une DPPR (disponibilité précédant la pension de retraite). Dans le même temps, la formation initiale pour les instits et les régents passe de deux à trois ans.

Marthe Mathieu, directrice d’une école secondaire dans les années 80-90 : « J’ai compris en étudiant les analyses de l’OCDE que la réforme du rénové (demi-groupes, création de multiples options, heures de concertation payées etc.) non seulement avait coûté beaucoup d’argent mais n’avait pas produit les améliorations escomptées : les redoublements, les décrochages avaient plutôt augmenté. Demander « plus de moyens » alors que la Communauté française dépensait déjà plus que la moyenne pour l’Education, n’était pas raisonnable. Il fallait réduire les gaspillages : options peu peuplées, détachements multiples etc. J’ai essayé d’expliquer cela aux grévistes, mais ils ne m’ont pas crue. Ils étaient trop fâchés. La grève s’achèvera dans l’amertume, car le déficit ne permettait aucune concession. Les professeurs non grévistes furent considérés comme traîtres et rejetés par leurs collègues. »

1990 – Printemps 1990, des ambitions sans budget

’est fait. Depuis 1989, l’Education nationale est passée avec armes et bagages sous trois régimes communautaires différents : la communauté flamande, la germanophone et, évidemment, la française. Très vite on se rend compte que le budget dont héritent les francophones est trop étriqué par rapport au costume qu’on leur demande d’endosser. Bref, dès la communautarisation de l’enseignement, le mot « économie » gagne tous les étages de la maison école. Avec deux mesures phares : suppression planifiée de plusieurs milliers de postes et conversion de la prime de fin d’année en chèques repas. Des chèques-repas que certains enseignants iront jusqu’à brûler sur la place publique en guise de protestation. Avant d’en arriver là, la fin d’année scolaire sera perturbée par trois semaines de grèves.

Sylvie, élève en secondaire au début des années 90 : « J’étais scolarisée dans un collège huppé. En juin 90, on n’a pas eu d’examens du tout… Je n’ai jamais autant regardé Roland-Garros que cette année-là, on est même allés à Walibi pendant le temps scolaire. Les grèves se sont poursuivies l’année suivante, je me souviens qu’on nous imposait de faire des sit-in dans la cour. Il y avait un gosse de riche qui n’osait pas s’asseoir avec ses pantalons en flanelle, je lui avais prêté ma veste… Et puis les grèves se sont poursuivies les années suivantes, au point qu’en rhéto, en 1994, on n’a quasi pas eu cours mais on n’a pas échappé aux examens. »

En 1992-93, le ministre Di Rupo réduit à nouveau l’encadrement. Quelques jours avant le Doudou, des milliers d’enseignants manifestent à Mons.

1996 – L’historique printemps 1996

Alors que les pouvoirs publics veulent assainir la maison Belgique pour gagner leur ticket d’entrée dans l’Euro, la Communauté française est exsangue, déjà. Pour tenter d’endiguer le phénomène, la coalition PS-CDH de l’époque nomme la socialiste Laurette Onkelinx à sa tête. Elle cumule cette fonction avec celle de ministre de l’Education. Elle réforme le régime de congés « maladie », institue de nouvelles normes d’accréditation pour les établissements (avec suppression de dizaines d’écoles) et propose un plan de réduction des effectifs de 2.800 personnes dans le secondaire. 2.800 ! Bon, on n’a pas viré sèchement autant de professeurs. On a plutôt adapté les DPPR. A 55 ans avec 20 ans d’ancienneté, voire 52 ans dans des situations spécifiques, des milliers d’enseignants gagneront la possibilité de rester à la maison avec 60 % de leur salaire (alors qu’en même temps les conditions de travail de ceux qui restent se détériorent).

Le milieu le prendra mal, très mal. Une véritable « déclaration de guerre » qui débouchera sur trois mois de grèves tournantes appuyées par de nombreux parents et élèves. A chaque province sa semaine et sa grande manifestation. Le camp socialiste se déchirera sur le sujet, le syndicat montant ouvertement au créneau contre les ministres de sa couleur, les canardant à l’occasion d’œufs pourris. Le milieu social-chrétien n’échappera pas au même conflit « familial ». De conflits, il en sera question aussi au sein même des mouvements syndicaux : certaines centrales accusent la CSC et la CGSP Enseignement d’aller trop loin, sur le mode « tout le monde fait des efforts, pourquoi pas les profs ».

Le plus grand mouvement de grève des dernières décennies s’éteindra avec l’arrivée de l’été, la lassitude de la base et la perte du soutien de l’opinion publique. La mobilisation aura marqué durablement la mémoire collective de l’enseignement francophone.

Franz Pascal, jeune enseignant en 1996 : « Et un jour de février 1996, tout s’est arrêté. Les corrections, les fastidieuses préparations de cours, les confrontations quotidiennes avec la direction, les parents, la souffrance des élèves. Nous nous retrouvions entre nous. En bloc. Unis. Etonnés d’exister face à la société. Et tout a repris sens : notre rôle de résistance face à la démonétisation de la culture, les valeurs qui nous portaient en sourdine dans le bouillonnement continuel de la vie scolaire. Nous nous sommes levés pour dire non aux restrictions budgétaires, mais aussi oui à un autre monde qui mettait la culture et l’éducation comme prioritaires. Notre grève faisait gagner de l’argent à la Communauté française, nous rendait peu à peu impopulaires. Nous avons mis le pouvoir politique devant ses contradictions et ses non-dits. Car il nous fallait décider de quel monde hériteraient nos enfants. Fondé sur la puissance et la richesse, ou sur l’éducation et la culture ? Vous n’avez pas à deviner ce qu’il en est advenu. Vous l’avez tous les jours devant les yeux. »

Années 2000 – La torpeur des années 2000

Enfin, le voilà. Une nouvelle réforme de l’Etat débouche, en 2001, sur un refinancement massif de la Communauté française (une victoire du CDH qui négociera cette opération contre son soutien à la réforme de l’Etat en gestation). Un bon paquet de beurre dans les épinards, qui permettra de rehausser considérablement les budgets réservés à l’enseignement et d’entendre certaines revendications sociales. Le secteur passe alors une bonne décennie dans un calme relatif. On verra bien, de-ci de-là, émerger quelques mouvements de protestation autour du décret « missions » (début des années 2000) ou du statut des enseignants (vers 2010). En 2011, la volonté de supprimer les DPPR entraînera de nombreux mouvements avec une manifestation de 10.000 enseignants, le 5 mai 2011 à Liège. La DPPR ne sera pas supprimée mais révisée. A partir de 2014, l‘élaboration du Pacte d’excellence – signé en 2016 – déclenchera quelques débats, pétitions, actions symboliques… Rien de fou.

Julie Havelange, enseignante : « En 1990, j’étais une petite fille qui marchait dans la rue avec sa maman institutrice. Je ne comprenais pas tout, mais je sentais que c’était important. Ma mère parlait de respect, de justice, de valeurs. En 1996, j’étais élève du secondaire et je voyais mes professeurs se battre à leur tour. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de devenir institutrice, persuadée qu’on pouvait faire une différence, même petit. En 2022, c’est moi qui tenais la pancarte. J’avais la même colère, la même fatigue que ma mère autrefois. Je manifestais pour mes élèves, pour leur offrir mieux, pour leur donner les moyens d’apprendre dans la dignité. En 2025, je manifeste encore, mais avec une autre question en tête : est-ce que je veux encore continuer à faire ce métier dans ces conditions ? »

2022 – Le réveil de 2022

Année après année, le Pacte est mis en œuvre, charriant un long train de réformes. En même temps, la défiance envers les autorités s’accroît. Jusqu’au 5 mai 2022 quand 10.000 à 15.000 professeurs défilent dans les rues de Liège brandissant des revendications autour de la taille des classes, de la surcharge administrative, de l’avenir de l’enseignement qualifiant, de l’évaluation des profs… Réveil douloureux pour le gouvernement PS-MR-Ecolo, singulièrement pour le PS qui, comme en 1996, voit le syndicat « frère » lui mener la vie dure. De grèves en manifestations, la ministre Caroline Désir prendra cher alors que la Communauté file à nouveau vers la catastrophe budgétaire.

Julie Gabriels, prof de chimie, bio et sciences : « Cela va faire 15 ans que je suis enseignante après un début de carrière dans le privé. Je suis nommée à temps partiel depuis deux ans. Aujourd’hui, on me dit que je vais devoir faire deux heures de plus… Ça pose de nombreux problèmes. OK, je suis protégée par l’ancienneté, je n’aurai donc pas de souci, mais je vais nécessairement reprendre les heures de jeunes collègues temporaires. J’ai vécu ça pendant des années, c’est très stressant. Les gens pensent que deux heures ce n’est rien ? Ces dernières années, au nom de la pénurie, j’ai accepté de faire deux heures de plus (en étant payée). Je me suis rendu compte que ça représentait au final une demi-journée de travail. J’ai donc arrêté… avant de découvrir que je vais quand même devoir le faire… gratuitement. Si je fais abstraction des gens qui vomissent sur l’enseignement, je reste passionnée, je me forme durant mes congés, je pars en vacances avec mon cartable. Avec les plans de pilotage, la charge administrative est devenue énorme. Je n’ai jamais été autant épuisée par ce métier mais je n’en changerais pour rien au monde. Alors, ce lundi, je serai en grève pour la première fois. »

2025 – Le choc de l’automne 2025

Les profs sont à bout, vexés par les mesures de la nouvelle coalition MR-Les Engagés et le manque de concertation de la ministre Glatigny (MR). La Communauté française est confrontée à une situation financière sans précédent : 1,5 milliard de déficit annuel, 13 milliards de dette cumulée (autant que les recettes d’une année), aucune perspective d’amélioration si ce n’est un hypothétique financement… Alors, histoire de ramener le déficit à 1,2 milliard, elle va couper dans les dépenses : charge de travail en hausse, gel des subventions de fonctionnement, retour en classe de centaines de détachés, réforme des DPPR… Rien que la hausse de la charge de travail des enseignants mastérisés pourrait impacter indirectement 1.500 postes de travail (des temporaires touchés par ricochet). Pour le surplus, elle touche à la réforme du tronc commun, promet la fin de la nomination…

Ces coupes budgétaires creuseront les inégalités et feront de l’école un lieu à deux vitesses, assure le front commun syndical (CSC, CGSP, Setca et SLFP), « celle des enfants qui peuvent payer, et celle des autres. Quand une école manque de moyens, ce sont les enseignants qui s’épuisent, les parents qui s’inquiètent et les élèves qui décrochent. S’attaquer à l’école, c’est s’attaquer à la démocratie ».

Axel Legros, enseignant : « En cinq ans, j’ai déjà vu passer plusieurs réformes “révolutionnaires”. En langage politique, ça veut dire : on change tout pour que rien ne s’améliore. Plus d’heures, moins de moyens. Et toujours les élèves en bout de chaîne. Aujourd’hui, ils veulent augmenter notre charge horaire de 10 %. Sans compensation. Pas pour améliorer l’école, mais pour boucher des trous dans le budget. Résultat ? Moins de temps pour préparer correctement mes cours, donc des leçons bâclées. Et si je bâcle, ce ne sont pas les profs qui paient, ce sont les élèves. Mais ça, évidemment, ce n’est pas un slogan vendeur. Et comme si ça ne suffisait pas, on met des collègues passionnés à la porte. Des enseignants compétents, investis, qu’on remplace par… personne. Moins de profs, plus d’heures à distribuer, et on appelle ça une réforme. J’aime mon métier, j’aime mes élèves. Mais aujourd’hui, vous cassez notre passion. Vous cassez l’école. Quand les profs tombent, ce sont les élèves qui paient l’addition. Voilà votre grande réforme. »

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