« Ici le monde » – Japon : pour diminuer les suicides et le harcèlement des jeunes, les bulletins scolaires disparaissent – RTBF Actus

Les chiffres font froid dans le dos. Au Japon, l’an dernier, 529 mineurs ont mis fin à leurs jours. Plus de dix chaque semaine. Selon une étude de l’Unicef sur la santé mentale des écoliers, l’archipel se classe à la 32e position sur 36 pays analysés. Face à ce qui ressemble à une tragédie, les écoles choisissent de plus en plus d’en finir avec les évaluations permanentes et les bulletins scolaires.

C’était il y a un an. Quelques jours avant la rentrée scolaire, dans la mégalopole de Yokohama. Vers 18 heures, une adolescente de 17 ans sautait du douzième étage d’un centre commercial situé dans un quartier très fréquenté. Pas de lettre, de mot pour expliquer son geste.

Une idée d’autant plus intéressante que le pouvoir éducateur permet aux écoles de décider.

« L’autonomie pédagogique assez large dont elles bénéficient leur permet de prendre une telle décision » explique Bernard Delattre, correspondant RTBF au Japon.


« Le ministère de l’Education fixe, bien sûr, le contenu du programme à enseigner, le nombre d’heures de cours à dispenser et les socles de compétence à maîtriser pour passer d’un niveau à un autre. En revanche, comment évaluer les progrès ou manquements des élèves, faut-il, ou pas, les noter noir sur blanc dans des bulletins, les écoles ont le choix. Et cette tendance à faire une croix sur les carnets de notes – en tout cas dans les premières classes de primaire – un basculement car au Japon, les bulletins ne sont pas annuels ou semestriels mais mensuels. Voire hebdomadaires, parfois. »

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Un système basé sur l’excellence

Le système éducatif japonais repose sur un principe central, à savoir la réussite aux examens d’entrée, que ce soit pour accéder au lycée ou à l’université.

Voilà comment Sébastien Raineri décrit l’école japonaise dans Asialyst. Des concours sélectifs, connus sous le nom de juken, qui déterminent en grande partie le futur académique et professionnel des jeunes. Ce modèle, décrit comme un gakureki shakai (une société où les diplômes et le prestige de l’établissement fréquenté dictent les perspectives de carrière) reste profondément enraciné dans la culture japonaise.

Réussir est un leitmotiv, alors les écoles privées sont prises d’assaut, les budgets des familles explosent. Et ne parlons pas de l’investissement physique, psychologique des jeunes. es collégiens participent régulièrement à des cours complémentaires. Mais l’excellence a un prix, et la jeunesse le paye cher.

« J’ai ressenti une forte pression sociale. Heureusement, mes parents ou mes professeurs m’ont encouragée à être libre, mais j’avais peur du jugement et du harcèlement des autres. Je voulais aller dans un bon lycée donc il fallait de très bons résultats. J’y suis parvenue au prix de gros efforts, mais c’était tellement stressant » explique Maki, 28 ans, qui travaille dans le développement commercial d’une entreprise à Tokyo.


Asyalist d’ajouter que la réforme éducative de 2002, portée par le mot d’ordre ikiru chikara(« la force de vivre« ), visait à alléger cette pression en promouvant l’épanouissement individuel, la créativité et la résilience. Mais les effets de cette politique ont été rapidement critiqués par l’opinion publique et une partie de la classe politique, qui l’accusait d’affaiblir le niveau scolaire du pays. Les gouvernements successifs ont donc fait marche arrière, réintroduisant progressivement des programmes plus exigeants et recentrant l’enseignement sur l’accumulation des connaissances.

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Les chiffres de la santé mentale

 Les enfants japonais ne vont pas bien. En atteste, l’étude de l’Unicef qui classe l’archipel à la 32e position sur 36 pays analysés.

Le nombre de suicide augmente année après année, notamment à l’approche de la rentrée scolaire.

La pression scolaire est inouïe. Comme l’explique Bernard Delattre. « Les élèves sont sommés, à la fois, d’être brillants sur le plan scolaire et d’avoir un comportement absolument irréprochable. Mais un nombre grandissant d’enfants ne supportent plus une telle pression : ils culpabilisent et dépriment, ayant le sentiment de n’être jamais assez à la hauteur – il y a un gros problème d’estime de soi dans cette tranche d’âge. Et selon les partisans de cette réforme, les bulletins scolaires, a fortiori si fréquents, contribuent à ce mal-être puisqu’ils mettent en lumière les failles des enfants.« 

Un second facteur explique pourquoi tant d’enfants japonais se suicident : l’ampleur du harcèlement scolaire.

« L’an dernier, près de 800.000 écoliers en ont été victimes » développe le correspondant de la RTBF. « Un chiffre en hausse pour la quatrième année consécutive et qui ne représente que le pic de l’iceberg car beaucoup de souffre-douleurs n’osent pas parler, de peur de subir des représailles de leurs tourmenteurs. Selon les experts, ce fléau du harcèlement scolaire est si répandu au Japon à cause – encore et toujours – de cette exigence de perfection qui pèse sur les enfants. Cela les stresse tant que, pour s’apaiser, ils se défoulent sur les élèves qui, à leurs yeux, incarnent le moins cette excellence exigée de tous : les nuls en maths, les petits gros mauvais en sport, etc. Or, ce qu’il faut savoir c’est qu’ici, la plupart du temps, les résultats des bulletins scolaires sont affichés dans les salles de classe. Donc les élèves les moins brillants sont parfaitement identifiables, ce qui les transforme en cibles potentielles, donc peut les mettre en danger.« 


Beaucoup pensent donc que remplacer les bulletins par des entretiens d’évaluation en privé – avec juste le professeur, l’élève et ses parents – renforcera la sécurité physique des écoliers.

students taking exams © Getty Images – b-bee

Les enfants semblent enchantés mais les parents d’élèves, sont partagés. Comme a pu s’en rendre compte Bernard Delattre dans les rues de Tokyo.

« J’ai toujours trouvé que noter les enfants, ce n’est ni subtil, ni respectueux » lui a déclaré une dame. « Pour les évaluer, cela me paraît mieux de parler avec eux, de leur expliquer gentiment ce qui ne va pas et comment ils pourraient s’améliorer, et puis aussi de les mettre en confiance en insistant sur ce qui va bien« .


Cet autre père de famille d’abord sceptique a finalement changé d’avis. « Je ne savais pas trop que penser de cette réforme mais je constate que ma fille est beaucoup moins stressée depuis qu’elle n’a plus de bulletins« .

Mais pour certains la pression est utile. « Les bulletins mettent les enfants sous pression, c’est vrai, mais, en même temps, ils sont très utiles car ils leur permettent de faire le point sur ce qui va bien ou pas. Donc je crains que ce soit un mal nécessaire.« 

La compétition serait salvatrice.

« Grâce aux bulletins, les enfants voient où ils doivent progresser et ils peuvent se comparer aux autres. Or, stimuler la compétition dès le plus jeune âge, ça me paraît formateur car ils y seront confrontés dans leur carrière professionnelle.« 


Des arguments entendus 5 sur 5 par les opposants à la suppression du bulletin. Une partie de la presse et les partis ultraconservateurs, comme l’explique Bernard Delattre.

« Ils dénoncent un nivellement vers le bas et même, une dérive woke gauchiste. En clair, ils accusent les partisans de la suppression des bulletins d’être obnubilés par l’égalitarisme entre les enfants. Alors que, selon eux, ils feraient mieux d’inculquer davantage l’esprit de compétition aux élèves car stimuler la rivalité entre eux aurait un impact positif sur leurs performances scolaires« .

 

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Des pistes de solution

Face à l’ampleur du problème, il existe évidemment, et comme dans d’autres pays, des numéros verts et des conseillers à l’écoute. Mais d’autres initiatives se créent. Comme « SOS filtre », un logiciel installé sur les ordinateurs des enfants et qui repère les recherches inquiétantes.

Développé par une ONG, le logiciel est gratuit et proposé aux collectivités locales. 100.000 ordinateurs et tablettes en seraient déjà équipés.

Le principe est simple. « SOS filtre » détecte près de 5000 mots-clés pouvant concerner la détresse mentale des jeunes. « Marre de vivre », « harcèlement », « je n’en peux plus ». Une fois repéré sur l’ordinateur de l’enfant, le logiciel fait alors apparaître des messages de prévention pour le rassurer, lui dire qu’il n’est pas seul. Le logiciel peut également fournir une liste de contacts, de personnes pouvant l’aider.

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Détail essentiel, c’est anonyme. « SOS filtre » n’identifie pas l’enfant. Ses parents, son école ne sont pas mis au courant.

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