Bruno Frère : « L’école paie pour une dette que personne ne questionne » – Le Soir

Le sociologue Bruno Frère (ULiège) voit dans la contestation du monde enseignant le symptôme d’un mal plus profond : celui d’un Etat social sacrifié depuis 40 ans sur l’autel de la dette et de l’orthodoxie budgétaire.

Le monde de l’école était à nouveau en grève ce lundi 10 novembre pour dénoncer les mesures d’économies annoncées à la mi-octobre par le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Parmi celles-ci, citons l’augmentation de la charge horaire des enseignants du secondaire supérieur, la réduction de la durée des DPPR (disponibilité précédant l’âge de la retraite) ou encore la diminution des moyens alloués à la gratuité scolaire. Les syndicats, qui entendent inscrire leur action dans la durée, appellent d’ores et déjà à participer à la grève interprofessionnelle prévue du 24 au 26 novembre. Ce mouvement n’est pas sans rappeler ceux des années 1990, même si là les écoles étaient restées paralysées plusieurs mois durant. Pour Bruno Frère, professeur de sociologie à l’ULiège et directeur de recherches au FNRS, ces grèves doivent nous alerter « sur le détricotage progressif, depuis les années 80, de l’Etat social au nom d’une sacro-sainte dette ».

Ce n’est pas la première fois que les enseignants se mobilisent. Comment expliquer la récurrence de ces grèves ?

Les causes sont évidemment multiples, mais la principale tient à la dégradation générale du service public depuis une quarantaine d’années. Les enseignants ne se mobilisent pas davantage que d’autres secteurs, comme les chemins de fer ou le milieu hospitalier. Ces grèves nous alertent sur le détricotage progressif, depuis les années 80, de l’Etat social sous l’effet de politiques cherchant à faire des économies de bout de chandelle au nom de la dette publique, sans jamais remettre en question la manière dont celle-ci est créée ou remboursée. Depuis Reagan aux Etats-Unis et Thatcher au Royaume-Uni, les mêmes impératifs néolibéraux nous conduisent à détruire l’Etat social qu’il avait fallu près d’un siècle à construire en Europe occidentale.

Pourquoi le monde politique a-t-il commencé, dans les années 80, à s’attaquer aux services publics ?


Une croyance s’est imposée selon laquelle le marché non régulé constituerait la meilleure forme d’organisation sociale. Il faut donc d’une part lâcher la bride aux entrepreneurs et aux entreprises en réduisant la fiscalité qui pèse sur eux et d’autre part réduire les budgets publics en suivant la logique selon laquelle l’Etat n’a pas à s’occuper de services qui pourraient très bien être privatisés. Comme le soulignait déjà Michel Albert au début des années 1990, la France – et, par extension, l’Europe – s’est engagée dans un régime de défiscalisation du capital. En diminuant les impôts qui alimentent l’effort collectif, il devient inévitable de réaliser des économies ailleurs au détriment du service public pourtant plus équitable que le marché en matière de redistribution. On le voit bien, par exemple, avec la croissance de la médecine privée en Belgique comme ailleurs aux dépens du système public.

Le mouvement actuel dans l’enseignement diffère-t-il de celui des années 1990 ?


Pas fondamentalement. Le politique persiste à considérer que l’enseignement doit faire des efforts budgétaires. A nouveau, on raisonne selon de simples logiques comptables. Chaque ministre prétend révolutionner l’école à travers de nouvelles réformes pédagogiques, mais leur objectif réel demeure presque toujours budgétaire. En demandant aux enseignants de travailler davantage, on prive les enseignants du temps nécessaire à la remédiation, ce qui accentue les inégalités entre élèves. Les plus précaires en font les frais faute de pouvoir compenser les lacunes par un encadrement familial ou des cours particuliers.

Peut-on parler de mesures d’austérité ?


Quand on voit la façon dont les gouvernements actuels s’en prennent à l’ensemble des secteurs de la vie sociale, je pense qu’on peut parler de mesures d’austérité, bien sûr. C’est l’université qui est attaquée, c’est l’enseignement secondaire, ce sont également les magistrats, les chômeurs… On peut parler d’une austérité massive, qui n’est pas neuve. De nombreux sociologues – Robert Castel, Luc Boltanski, Eve Chiapello, Vincent de Gaulejac, entre autres – ont montré comment, depuis quarante ans, les inégalités de revenus et de capital s’accroissent de manière colossale dans les pays occidentaux. L’Etat continue à rembourser une dette qui profite aux actionnaires des fonds de pension et aux personnes qui ont investi dans la dette publique en espérant en tirer des dividendes. Une démocratie devrait garder le contrôle de ces banques, ce qui n’est plus le cas. David Graeber, anthropologue américain, a notamment consacré un ouvrage dans lequel il recense tous les cas où des Etats se sont vu supprimer leur dette. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Sénat américain avait exigé des banques privées d’effacer la dette européenne pour permettre la relance du plan Marshall. Ce sont des éléments qu’on entend plus et qui permettent aux politiques de justifier au nom de cette sacro-sainte dette toutes leurs politiques d’austérité.

Par le passé, quel a été l’apport des mouvements sociaux dans l’enseignement ?


À partir du XIXe siècle, les classes populaires se sont mobilisées pour réclamer de meilleures conditions de vie et un accès élargi à l’éducation. Les syndicats, devenus légaux à la fin du siècle, ont rapidement développé des branches spécifiques à l’enseignement. Grâce à ces mouvements sociaux-syndicaux, l’enseignement public devient obligatoire et se voit mieux doté que par le passé. On est au début du XXe siècle, c’est le combat de Jaurès en France, mais pas seulement. La charge de l’enseignement est assurée via la fiscalité sur le travail et sur le capital. Ensuite, dans les années 60, l’Etat Belge, encore non fédéralisé, décide de consacrer une part de son budget national à l’éducation permanente. L’enseignement universitaire se démocratise La situation se stabilise entre les années 60 et 80. C’est précisément cet héritage que l’on détruit aujourd’hui. Et le phénomène transcende les clivages partisans : des gouvernements de gauche comme de droite ont contribué à l’affaiblissement de l’enseignement. Ce qui est nouveau, c’est l’attaque simultanée de tous les services publics.

Dans ce contexte, les mouvements sociaux peuvent-ils encore influencer les politiques ?


C’est l’éternelle question. A court terme, les mouvements sociaux perdent souvent, sauf lorsqu’ils recourent à des actions spectaculaires, voire violentes. Je pense, par exemple, à certaines manifestations d’agriculteurs qui ont déversé des produits devant un ministère. En revanche, sur le long terme, leurs effets sont réels : ils façonnent la mémoire collective. Dès lors que vous avez habitué la population à une certaine liberté et à un minimum d’égalité sociale, elle n’y renonce pas aisément. Reste à savoir quel type de mouvement triomphera : un mouvement social-démocrate, émancipateur et égalitaire, ou au contraire un mouvement réactionnaire et conservateur ? Aujourd’hui, il faut bien admettre que le rapport de force penche du mauvais côté.

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