Une ministre de l’enseignement qui divise pour mieux régner – LeSoir

Une ministre de l’enseignement qui divise pour mieux régner

Au-delà des chiffres, c’est une rhétorique péremptoire et désincarnée qui nous est servie.

Depuis la déclaration de la ministre Glatigny, en juin 2024, annonçant la suppression des nominations sous prétexte de rendre le métier plus attractif, un vent d’inquiétude souffle sur le monde enseignant. Sous couvert d’« équité », elle n’a fait que diviser et fragiliser toute une profession. Au-delà des chiffres, c’est une rhétorique péremptoire et désincarnée qui nous est servie.

Enseignant dans le supérieur depuis plusieurs années, et partageant avec Madame Glatigny un parcours académique semblable, je n’ai jamais ressenti une telle fracture entre ma vocation et l’institution qui devrait la nourrir.

Il faut bien l’avouer, bien qu’impressionnantes, les grèves de l’année dernière n’avaient pas mobilisé tous les acteurs du terrain. Si une large partie des enseignants s’est unie contre les réformes, d’autres sont restés apathiques. On entendait parfois, en salle des profs : « Je donne cours dans des filières épargnées » ou « Je suis nommé, après moi le déluge ». Certains encore ont donné crédit à l’arrivée du CDI, vendu comme le remède miracle aux difficultés que rencontrent les novices1. Mais c’est l’inverse qui se profile : une asphyxie lente de la profession, amorcée il y a presque dix ans.

En effet, la pénurie d’enseignants ne naît pas des nominations, mais des réformes successives qui ont précarisé ce beau métier. Voici le tableau d’une dégradation méthodique et presque bureaucratique.

En 2016, la réforme des Titres et fonctions a amputé insidieusement les revenus enseignants. Sous couvert d’« équité » 2, elle a surtout complexifié les recrutements et limité l’accès à de nombreux cours. Autrefois, un professeur pouvait enseigner à la fois l’histoire et le français, fort de la transversalité de sa formation. Désormais, ce pluralisme se paie d’une baisse de barème. Le métier s’est rigidifié, perdant sa souplesse et, par ricochet, son attractivité.

 

En 2019, le Décret du 14 mars a introduit les heures de travail collaboratif3 : soixante périodes annuelles supplémentaires, placées en dehors des heures de cours. Ces heures fantômes, obligations professionnelles imposées, sont vécues par beaucoup comme du bullshit job. On demande parfois aux enseignants d’accomplir des tâches pour lesquelles ils ne sont pas formés (ex. élaborer des tests d’orientation, évaluer des compétences PMS), remplir des missions périphériques chronophages et déconnectées de leur cœur de métier.

En 2022, la réforme des Rythmes scolaires a réduit le nombre de journées blanches – ces moments essentiels dédiés aux conseils de classe, corrections ou réunions de parents. Dans le secondaire inférieur, elles passeront de 18 à 12 jours ; dans le supérieur, de 27 à 18. Outre le casse-tête logistique pour les directions, les enseignants devront encore prolonger leurs journées.

En 2023 enfin, fut votée l’Evaluation statutaire sommative des enseignants4. Prévue pour 2026-2027, elle ouvre la voie à un système où la sécurité de l’emploi devient conditionnelle. Sous le nouveau régime, plus « modulable », du CDI, chaque évaluation négative pourrait déboucher sur une sanction, voire une rupture de contrat. Quand on connaît les tensions qui traversent certaines écoles, cela n’augure rien de bon.

Toutes ces mesures qui plaquent sur l’enseignement le fonctionnement du modèle entrepreneurial5 ignorent les heures invisibles (préparations, corrections, remédiations, activités extrascolaires). Et plutôt que de redéfinir la profession comme un véritable plein temps et de la rémunérer en conséquence, on choisit désormais d’alourdir la barque et de raboter les ressources, avec toujours cette notion de justice dévoyée…

Il est, de surcroît, particulièrement savoureux d’entendre la ministre invoquer « l’équité » quand elle réduit les salaires d’une partie de ses enseignants, tandis que son président, M. Bouchez, refuse d’augmenter l’impôt sur les plus riches. La fuite des talents qu’ils redoutent tant se produira bel et bien – non pas chez les investisseurs, ni dans les entreprises, mais dans les écoles. Qui, parmi les jeunes diplômés, voudra encore s’y consacrer ?

Je ne tomberai pas dans le piège consistant à justifier les écarts barémiques entre secteurs. Mais il y a des raisons à tout. Et les seules qui motivent véritablement l’actuel gouvernement sont de faire des économies sur le dos des écoles, des élèves et de leurs professeurs… Et non de faire justice.

 

Comme dans La ferme d’Orwell, où Napoléon le cochon brandissait l’étendard de l’équité pour mieux changer les règles, on invoque aujourd’hui la justice pour instaurer la précarité. Cette rhétorique de la ministre est diabolique, au sens premier du mot grec diabolos : « ce qui divise ». Elle oppose les enseignants aux non-enseignants, les nommés aux temporaires, le qualifiant au général, le DS au DI. Ces divisions masquent l’iniquité systémique dans laquelle nous sombrons tous. Aussi, sans un front commun, lucide et déterminé, cette mécanique continuera d’écraser un métier de passion.

1 Enfin un CDI, un statut stable, transparent et équitable pour les enseignants !, La Libre, https://www.lalibre.be/debats/opinions/2024/08/26/enfin-un-statut-stable…2 Site de Wallonie-Bruxelles Enseignement, La réforme des titres et fonctions.3 Circulaire 7167, 3 juin 2019, https://gallilex.cfwb.be/sites/default/files/imports/46417_000.pdf4 Décret relatif au soutien, au développement des compétences professionnelles et à l’évaluation des personnels de l’enseignement, 20 juillet 2023, https://gallilex.cfwb.be/sites/default/files/imports/51683_000.pdf5 Le Pacte pour un enseignement d’excellence, en 2015, mené par le cabinet McKinsey avait déjà amorcé ce processus d’une gestion managériale des écoles, https://pactepourunenseignementdexcellence.cfwb.be/wp-content/uploads/20…

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