Régis Dohogne a été l’une des figures syndicales des grandes grèves dans l’enseignement dans les années 90. L’ancien secrétaire général de la CSC Enseignement a rangé ses pancartes et son mégaphone, il y a 20 ans, mais il reste un fin observateur des changements -et des bouleversements, diront certains – que vit le monde de l’école en Fédération Wallonie-Bruxelles.
À l’aube d’une année 2025 qui sera marquée par de nombreuses actions et grèves d’ores et déjà annoncées, qu’en pense celui qui a mené avec d’autres les grèves de 1995-1996, des grèves considérées comme historiques.
Régis Dohogne, pensez-vous que l’enseignement francophone s’apprête à vivre un big bang, un véritable moment de bascule dans les mois, les années à venir ?
“Oui, je dois dire que dès l’annonce de la déclaration de politique communautaire, en juillet dernier, cela m’a profondément indigné à la fois par son contenu mais également par ses attentions politiques sous-jacentes. La majorité MR-Engagés explique que toutes les réformes annoncées seront menées pour soulager la situation budgétaire difficile de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mais c’est un pur mythe. S’ils réalisent tout le contenu de leur DPC, cela coûterait beaucoup d’argent à la Communauté française. Il y a véritablement là une attention politique déguisée de remettre en cause des acquis sociaux.”
Nous sommes entrés dans un modèle qui vise àreconstituer une forme de barbarie sociale.
C’est-à-dire ?
“Eh bien, le déficit de la Communauté française est considérable. Plus d’un milliard et demi sur un budget qui est à peine 10 fois plus important. Aujourd’hui, il faut qu’on m’explique pourquoi avec une situation financière aussi délicate, on s’apprête à prendre des réformes qui vont coûter et qui vont pratiquement doubler le déficit de la Communauté.
On est en train de casser un modèle. Sur la nomination, par exemple, j’ai connu l’époque qui précédait le statut et qui a connu sa kyrielle d’horreurs et d’abus de la part des employeurs. Nous avions réussi à limiter très fortement cela, notamment à travers les statuts. Aujourd’hui, j’ai vraiment l’impression qu’il y a une poussée pour retourner à cette époque peu glorieuse. Nous sommes entrés dans un modèle qui vise à reconstituer une forme de barbarie sociale.”
En parlant de statut, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles compte le supprimer et le remplacer par un contrat à durée indéterminée – Enseignement. L’objectif est de stabiliser les jeunes dans les premières années de travail, mais surtout les garder dans la fonction. Quel regard portez-vous sur cette intention réelle du gouvernement portée par sa ministre de l’Education, Valérie Glatigny (MR) ?
“Ce qu’ils sont en train de faire, c’est une apparence d’amélioration pour les temporaires, mais qui n’est qu’une apparence. Parce que quand on voit qu’elles sont les conséquences d’un CDI dans l’enseignement, nous entrons dans un délire absolu.
L’enseignement, c’est d’abord 2400 implantations différentes. On est donc dans un modèle qui s’apparente à une espèce de franchisation de l’enseignement, un peu comme on a franchisé les Delhaize. C’est-à-dire qu’on va donner un pouvoir démesuré à des petits employeurs locaux, mais sans aucun contrôle véritable sur ce qu’ils peuvent pratiquer.
Le statut est constitué de 3 grands axes. Un, il organise une priorité au fur et à mesure de l’ancienneté. Deux, un employeur était obligé de motiver de manière extrêmement précise et avec recours les raisons pour lesquelles il voudrait se séparer de quelqu’un. Et trois, c’est qu’en cas de non-respect du statut, l’employeur perd purement et simplement la subvention traitement* (NDLR: le montant forfaitaires par élève octroyé aux écoles par la Fédération Wallonie-Bruxelles) 3 éléments qui disparaîtraient dans le cadre d’un modèle CDI.”
Vous ne croyez pas en le fait que le CDI puisse pérenniser l’emploi et motiver les jeunes à rester dans le métier ?
“Absolument pas ! Je siège encore dans une dizaine de commissions paritaires locales dans ma région et je peux vous dire que lorsque des jeunes me contactent, c’est pour savoir quand ils vont être nommés. Notez aussi que le premier résultat de l’annonce de la suppression du statut, ça a été une chute importante dans les inscriptions dans les écoles normales pour former de futurs enseignants. Il y a, selon moi, de l’hypocrisie lorsqu’on dit que c’est pour stabiliser les enseignants. En fait, si vraiment c’était l’objectif, rien n’empêcherait qu’on offre un CDI et puis que dès le moment où le membre du personnel est en situation d’être nommé, eh bien qu’on puisse le nommer quand même. Mais ça, évidemment, ils n’en veulent pas.”
S’il n’y a plus de statut, on change le paradigme de la fonction d’enseignant ?
“Ce qu’ils sont en train de faire, c’est de créer un modèle idéologique où on fragilise les enseignants et on renforce la pression qu’on peut exercer sur eux. Il faut savoir que l’enseignement est un monde où le bénévolat règne en maître pour ce qui concerne les activités extrascolaires, les fêtes à l’école, par exemple. Aujourd’hui, le bénévolat est, la plupart du temps, spontané et suscite l’adhésion. Si demain, on devait fragiliser à ce point les enseignants, il va y avoir des pressions de la part des employeurs absolument démesurées et les enseignants ne resteront pas dans le métier.”
Très critiqué, le métier n’attire plus ou peu… Comment l’expliquer ?
“Oui, c’est un constat criant et je pense qu’il faut recréer un modèle où le respect redevient une priorité comme on avait auparavant pour les enseignants. Aujourd’hui, on constate parfois les exigences démesurées de la part de certains parents. On ne se rend pas compte de l’investissement personnel que suscite la fonction d’enseignant par rapport aux élèves et le reconnaître, ça serait déjà un premier pas. On peut aussi imaginer une augmentation salariale qui rendrait la fonction plus attractive, mais ce n’est pas LE plus important. Ce sont surtout l’amélioration des conditions de travail qui rendront la fonction attractive.”
Pourtant la profession d’enseignant souffre d’une image négative qui persiste…
“J’entends souvent dire que les enseignants ne travaillent que 22 heures ou 24 heures par semaine. C’est comme si on disait que François Debrigode ne travaillait que 30 minutes par jour quand il présentait le journal. Il y a tout le travail en amont et en aval. Je pense d’abord qu’il faut rendre la fonction plus transparente pour que les gens prennent conscience de ce qu’il y a derrière la partie émergée de l’iceberg. Tout le travail face aux élèves, tout le travail de préparation et de formations. Que les gens se rendent compte àquel point ce travail est important, qu’il soit de la maternelle à la rhéto. À tous ceux qui critiquent sans savoir, je leur dis : “Essayez seulement de tenir le coup pendant une semaine devant un groupe de 25 élèves dont la discipline est plus ou moins aléatoire.”
Quand on rencontre les enseignants, beaucoup nous disent aussi être fatigués et lassés du train des réformes, de législature en législature, de ministre à un autre ministre.
” Vous savez ; dans ma carrière, j’ai fait un peu le bilan, j’ai connu 7 réformes majeures dans l’enseignement qui ont toutes en commun une triple caractéristique. La première, c’est qu’elles n’auront jamais été expérimentées avant d’être mises en œuvre. La deuxième, c’est qu’elles n’ont jamais été évaluées en cours de mise en œuvre. Et la troisième c’est qu’elles ont toutes été abandonnées. Tant qu’on continuera ce modèle aussi erratique, on continuera à déstabiliser complètement les enseignants et plus, je crois qu’on ne parviendra plus à les sécuriser. “
2024 s’est clôturée avec des actions à l’école. Des grèves sont déjà annoncées pour les 27 et 28 janvier prochains. Des mouvements qui laissent présager d’autres actions tout au long de l’année scolaire, peut-être durant toute la législature. Se dirige-t-on vers des grèves comme en 95-96 ?
“Objectivement, je pense que c’est tout à fait possible car tous les enseignants n’ont pas encore vraiment pris conscience des conséquences de ce qui est en train de se préparer pour eux. L’objectif n’est pas de rendre l’organisation de l’enseignement impossible, bien entendu. Pour rappel lors des grèves de 95-96 au début, personne ne croyait que ça allait durer de cette manière. A l’époque, lors de notre première manifestation, il y avait en tout et pour tout 3000 participants. Le ministre de l’Enseignement avait alors fait une déclaration à la radio en disant : ” Vous voyez, ils n’étaient que 3000, donc ça veut dire qu’il y en a 117.000 qui sont contents.”. On a vu ce qu’a donné par la suite cette provocation. Un mouvement de cette ampleur ne se décrète pas d’un claquement de doigts. Il se construit sur la prise de conscience que les enseignants auront à subir des dégâts que cela va se constituer.”
Comment susciter l’adhésion et le soutien de la population quand l’école est un élément structurant de notre société. Quand l’école est perturbée, c’est toute la société qui doit s’adapter…
“Justement c’est parce que l’école a une telle place dans la société que j’appelle vraiment à la solidarité et la compréhension envers le monde enseignant, à la fois des enseignants eux-mêmes, quel que soit leur statut, mais aussi de la population. C’est indispensable. On a tant tenté de casser l’image des enseignants que je tiens à signaler qu’il ressort quand même de différents sondages, que la popularité des enseignants reste 2 à 3 fois supérieures à celle que l’on a pour le monde politique. Les hommes et les femmes politiques ont encore beaucoup plus de chemin à faire et à apprendre des enseignants.”
Vous restez donc optimiste ?
“Comme disait Churchill : ‘Le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté’. J’espère que mes successeurs, avec à leurs côtés l’ensemble des enseignants quand ils auront tous pris conscience des dangers, se révolteront de manière telle qu’on recréera un rapport de force comparable à celui qu’on avait créé dans les années nonante.”