Le monde de l’éducation francophone cherche son second souffle. À travers les voix de Pascale, Pierre, Christine et Cécile, quatre générations d’enseignants, se dessine un système sous tension, où la passion du métier résiste tant bien que mal aux contraintes politiques, administratives et humaines.
L’enseignement francophone vit une période de bouleversements sans précédent. Réforme du tronc commun, allongement du temps de travail dans le secondaire, revalorisation des fondamentaux, introduction accrue du numérique, promesse d’équité… mais aussi pénurie d’enseignants, décrochage des jeunes, réformes budgétaires et exode silencieux du personnel éducatif. Les ambitions pédagogiques affichées se heurtent à une réalité de terrain souvent plus rude. À partir de 2026, le tronc commun s’étendra jusqu’à la troisième secondaire, accompagné d’activités orientantes et de stages professionnels. Dans le même temps, la Fédération Wallonie-Bruxelles impose deux heures de cours supplémentaires aux enseignants du secondaire supérieur, dans un contexte d’austérité budgétaire. Les autorités promettent une école plus moderne et efficace. Mais sur le terrain, les enseignants peinent à suivre un rythme effréné de réformes qui s’enchaînent sans concertation suffisante. C’est cette école que racontent quatre enseignants à des moments différents de leur carrière. Quatre trajectoires, quatre regards, une même conviction : l’école ne pourra se relever sans mieux prendre soin de ceux qui la font vivre.
Débuts et fins de carrière : la passion face à l’usure du métier
À 63 ans, Pascale Carlier, professeure de français à l’Athénée provincial de La Louvière, prépare sa sortie après quarante années d’enseignement. « Je ne pars pas parce que je n’aime plus mon métier, je pars parce que les mesures politiques me font peur« , confie-t-elle. Ce n’est pas la passion qui s’éteint, mais l’énergie qu’exigent des réformes incessantes et une bureaucratie tentaculaire : « Aujourd’hui, tout doit être encodé, justifié, tracé. On passe plus de temps devant un écran qu’avec les élèves. »
Son regard se croise avec celui de Pierre Hanna, jeune professeur d’économie à l’Institut Notre-Dame de Loverval. Enthousiaste mais lucide, il a choisi l’enseignement « pour laisser une trace auprès des jeunes » . Rapidement, il découvre un quotidien exigeant : statuts précaires, classes surchargées, autorité difficile à faire respecter…
Pierre insiste aussi sur le soutien entre pairs : « Ce sont les collègues qui m’ont formé, pas l’agrégation. On apprend vraiment sur le terrain. » Un sentiment partagé par Pascale, qui voit la solidarité comme le dernier rempart contre le découragement. L’une et l’autre s’accordent : l’enseignement reste un métier de passion, mais sans temps pour souffler ni reconnaissance tangible, cette passion s’érode.
Tronc commun, équité et différencié : entre espoirs et inquiétudes
Dans le paysage éducatif, la réforme du tronc commun est la plus symbolique et la plus controversée. Son ambition : retarder l’orientation pour maintenir les élèves ensemble plus longtemps, et ainsi réduire les inégalités. En pratique, son déploiement suscite de nombreuses interrogations.
Christine, enseignante en différencié depuis 23 ans à Liège, en est le témoin direct. « C’est le flou total« , souffle-t-elle. Ses classes accueillent des élèves aux parcours heurtés, enfants allophones, jeunes issus du spécialisé, élèves en grande difficulté qui bénéficient d’un encadrement intensif. Avec la disparition du différencié, ces élèves rejoindront le tronc commun dès la première secondaire. « Mais avec quels moyens » , interroge-t-elle. « Ce n’est pas d’un peu d’aide qu’ils ont besoin, mais de beaucoup d’aide. »
La réforme prévoit également un relèvement du seuil de réussite des évaluations à 60 % dès 2027. Christine craint que cette mesure ne creuse encore davantage les écarts : « Avant de hausser la barre, il faut donner aux enseignants les outils pour aider ceux qui ont du mal. » Pour elle, le CEB devrait devenir « un outil de diagnostic, pas une sanction ».
Comme beaucoup, elle redoute un retour à une école à deux vitesses. Sans moyens humains renforcés, sans formation continue et sans coordination entre réseaux, la promesse d’un tronc commun inclusif risque de rester un vœu pieux.
Budget, horaires et bien-être : une école à bout de souffle
L’annonce de l’augmentation du temps de cours à 22 périodes hebdomadaires pour le secondaire supérieur a ravivé la colère des enseignants. Pour beaucoup, cela représente une hausse réelle de 10 % de la charge de travail, sans compensation salariale. « Deux heures de plus, ce n’est pas deux heures de présence en classe, mais au moins quatre heures de préparation, de corrections et d’encodage », rappellent les syndicats.
Les jeunes professeurs non nommés redoutent une autre conséquence : la réduction du nombre total de périodes disponibles. « Un même volume d’heures nécessitera moins d’enseignants », souligne un responsable syndical. Le cabinet de la ministre Glatigny assure que « personne ne sera licencié« , évoquant les départs naturels et la pénurie actuelle. Mais sur le terrain, la confiance s’effrite.
Son initiative « Rester enseignant » rencontre un large écho sur les réseaux. Elle y recueille témoignages, frustrations et propositions. « Les profs aiment leur métier. Ce qu’ils ne supportent plus, c’est le manque de sens, de temps et de reconnaissance. »
Donner du sens pour redonner confiance
Pascale, Pierre, Christine et Cécile incarnent quatre âges de l’enseignement, mais une même lassitude face à un système qui demande toujours plus avec toujours moins. Ils rappellent une évidence simple : aucune réforme ne réussira sans redonner du temps, du sens et du souffle à ceux qui enseignent.
Leur message est clair : prendre soin des professeurs, c’est investir dans l’avenir des élèves. L’école francophone n’a pas seulement besoin de nouvelles structures, mais d’un nouvel état d’esprit, celui qui met enfin le bien-être et la reconnaissance au cœur du projet éducatif.

